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11 mai 2013 6 11 /05 /mai /2013 09:52

  

Notre enquête prendra son point de départ du constat, qui reste à décrire et justifier plus rigoureusement, que le droit moderne, contrairement à ce qu’avance une interprétation prestigieuse, s’établit sur la propriété. Certes, Grotius, Locke chez qui nous retrouvons un tournant important, Hume, Kant et Rousseau se sont bien intéressés à la propriété, mais c’était moins dans la perspective de penser la propriété dans une philosophie du corps propre. Il importera de l’établir. Tenter de nous détourner d’une tradition aussi vieille que l’histoire de la pensée (philosophique) du droit moderne ou  de l’histoire de la philosophie politique moderne s’impose à nous par la force que demande l’audace de partir d’un nouveau point de départ. D’où, pour nous conforter dans le détour, pour résister aux hésitations du nouveau, nous nous dirigeons vers d’autres recours. Ainsi recourrons-nous à la phénoménologie (Husserl, Merleau-Ponty, Derrida) dont l’apport essentiel consistera à nous conforter à l’idée que la propriété, tirant son « origine » dans quelque chose qui lui est extérieur (Dieu, la nature ou la force), est la résultante de l’appropriation qu’il faut entendre dans le sens d’un processus d’acquisition de quelque chose, qui deviendra le propre. Dit avec plus de clarté, le soutien que nous recherchons dans « une phénoménologie du corps propre » permettra d’élaborer le concept de propriété, tel qu’il peut être entendu dans le Digeste, qui, selon notre intuition, s’est construit au regard d’une philosophie et d’une théologie du corps, vu d’abord comme entrave, ensuite comme source du mal.  Propriété, appropriation, propre, trois concepts qu’il ne faut séparer sous peine de manquer toute la tension du légal et du frauduleux que supporte la propriété, toute la dualité conceptuelle de la propriété renvoyant en même temps à la liberté et à la servitude, à la domination et à la revendication.

La propriété est le résultat d’un processus d’acquisition donnant lieu au propre. En réalité, le propre est celui qui constitue l’essence de la propriété. Le propr(ié)té est le caractère de ce qui est propre. Le caractère du propre n’est pas la « propreté », mais la propriété : il y aura à partir de ce point une importante et stimulante discussion avec Derrida qui, selon l’intuition fondamentale de sa philosophie, le propre serait toujours oblitéré par le travail disséminant du langage. Or nous sommes convaincu qu’une philosophie attentive au droit ne peut se séparer d’une conceptualisation du propre ou de la propriété  et de l’appropriation (ou de l’expropriation). Donc, la propriété donne la modalité du propre. Et c’est en cela que le propre occupe un statut fondamental. Le propre étant ce que l’on peut se réclamer, ou désigner depuis sa « subjectivité ». Le nommer en lui accordant « son » nom qui semble être l’attribut de l’essence ou de la substance que serait la subjectivité.

         De la propriété au propre en transitant par l’appropriation, le droit se donne consistance pour devenir soit droit subjectif, mode de réclamation, soit droit, dit-on, objectif ou positif, mode de protection de la propriété ou du propre. Comment greffer le droit sur une problématique de la propriété-appropriation-propre ? Le droit comme le propre s’insère dans la phase finale, résulte de la phase finale de l’appropriation. Sa distinction au regard du propre est qu’il est une sorte de ceinture de sûreté contre toute éventuelle tentative de s’approprier du propre de l’autre. Cette relation du propre et du droit, nous ne la posons pas comme une démarche théorique dont l’intérêt est d’expliquer le droit comme droit mien. Et conclure que tout le droit moderne, malgré ses dispositifs objectifs élaborés par les Législatures ou les Décrets ou les Traités internationaux, n’est qu’un immense agencement, ou condition de se mettre en avant en tant que sujet, fondateur et fondement du droit qui trouve, lui-même, son ultime pertinence dans le fait qu’il protège un propre, essence de notre subjectivité.

         Par ailleurs, poser déductivement qu’une relation de la propriété et du propre conduit au droit n’explique ni le passage de l’appropriation au propre, non plus celui du propre au droit. Comment l’appropriation conduit-elle à la propriété ? Par le don (version scolastique qui sera reprise pendant l’époque moderne), par la lutte (version moderne de la lutte de chacun contre tous). Don fait par Dieu aux hommes, lutte d’acquérir ce qui se trouve dans la nature. Nous contournerons, s’il y a lieu, cette problématique théologico-politique de la propriété. Par ailleurs, nous retiendrons particulièrement que l’appropriation mène à la propriété, et qu’implicitement à cette dynamique de l’appropriation quelque chose subrepticement s’installe au cœur de la propriété : la domination, la maîtrise, mais aussi la jouissance (remarquons en passant que ce qui est présent dans cette jouissance, dans cette usure est la puissance du sujet dominant ou jouisseur. Il s’agit du sujet européen dont on nous dit souvent qu’il est sujet pensant : il est essentiellement un jouisseur convertissant tout l’altérité non-eurochrétienne en objet jouissif). Un concept de plus ! L’appropriation, la propriété, le propre, la domination (la maîtrise), la jouissance. Maîtrise de quoi ? De l’objet ou de l’autre ? De l’objet et de l’autre, dans la mesure où l’appropriation, étant l’acte de circonscrire du propre dans un espace appropriable, peut être aussi et l’est souvent ex-propriation, expropriation de l’éventuelle propriété de l’autre, ou de sa liberté en le plaçant en situation contraignante d’exploitation. Le droit n’est pas seulement mon propre que je peux revendiquer, mais aussi ce propre mien que personne ne doit pas convoiter sous peine de nier ma mienneté, ma subjectivité, celle de posséder moi-même, dont on ne sait pas grand-chose.

La mienneté du propre est une subjectivité. Le premier mien, le mien fondamental est celui de mon corps (c’est que nous montrerons en argumentant à partir de la problématique de l’âme et du corps que nous remontons au deuxième Alcibiade de Platon, en passant par les Stoïciens et les Chrétiens). Le premier propre est celui de mon corps. Dans ce cas, le travail de conceptualisation du propre et de la propriété et de l’appropriation ne pourra pas faire l’économie d’une phénoménologie du corps comme corps propre. Cette progression par la phénoménologie du corps n’est pas du pédantisme, vu la relation occidentale (gréco-romano-chrétienne) au corps comme autre, comme objet de maîtrise ; particulièrement lorsqu’on observe le malaise husserlien d’en venir à une problématique du corps (propre). La problématique philosophique ou théologique du corps représente le paradigme de la problématique de la propriété, aussi elle permet de comprendre le sens que la liberté a pris depuis la tradition que remontons, à la suite de Hannah Arendt, à saint Augustin chez qui la liberté se définissait déjà par l’intériorité et la maîtrise. Etre libre c’est avoir la maîtrise de soi, de son intériorité, par la transparence de soi à soi en neutralisant le corps comme autre. L’on voit assez bien, dans le paradigme dualiste de la séparation de l’âme et du corps, la maîtrise dont il est question est celle du corps par l’âme. La liberté devient à ce moment co-existente à la servitude. Puisqu’elle est maîtrise de l’autre. Enfin, pour faire vite, la liberté se pose sous le fond de la maîtrise de l’autre, l’autre de l’âme, le corps, l’autre du sujet occidental, les Indiens, les Africains, etc. Alors liberté et pouvoir deviennent deux concepts profondément liés. Toutefois, cela reste à être exposé avec plus de rigueur.

         Entre-temps, ce long détour par l’élaboration d’un concept-réseau de liberté-propriété-domination doit être compris dans la perspective d’un travail préparatoire par lequel nous tiendrons à questionner l’histoire haïtienne (avant et après l’indépendance). Ce qui nous tient lieu de préoccupation est le besoin de comprendre le mode de gestion juridique qui a été faite de l’esclave, du « paysan »- que nous acception malgré le flou conceptuel dans son sens courant, mais qui fera l’objet d’une investigation conceptuelle rigoureuse-, réduit au musculaire. En fait, nous voulons nous questionner sur le mode de traitement qui fait de ce groupe de « non-propriétaires » des ex-clus, des reclus d’un enferment social monstrueux: ignorants, non-savants (save), pauvres, non-possédants. Incomptés, le droit ne les compte que pour les exclure, donc pour ne pas les compter en tant qu’unité de valeur, susceptible d’occuper l’espace arithmétique ou sociologique, culturel ou économique de la société haïtienne. Ils sont en dehors, en dehors de la culture, en dehors de la sphère juridique, en conséquence, en dehors de la sphère de revendication soutenue par des droits. Pourtant, leur être-en-dehors n’est qu’une manière d’être dans le système juridique : ils ne sont pas en dehors du droit ou de la société absolument ; leur mode d’être en dehors du pays est une manière d’y être en dedans –une tension que nous aurons à développement avec plus de précision. Ils ne sont pas des sujets de droit, mais des sujets des  « grandons ». Comment l’Etat en est-il venu à soutirer ce mode de juridicisation de la « paysannerie » par le moyen des Codes ruraux ?

         En soulignant, ci-dessus, la relation de l’appropriation et de la propriété, nous avons fait venir le « propre » de la lutte ou de Dieu. Ajoutons, par ailleurs, que le propre qui est ici appropriation s’entretient par le « travail ». Or, le malheur est que celui qui travaille ne travaille pas pour son propre. Alors, survient un état d’injustice que nous comprenons dans le sens d’un travail de subjectivation avorté par le fait que le produit du travail (le propre, le subjectif ou le subjectivé) est accaparé par quelqu’un d’autre, le maître, le propriétaire. L’esclavage, la paysannerie (haïtienne) représentent les formes achevées de ce que Marx a appelé « aliénation », en ce que le « propre », produit d’une subjectivité autonome (l’autonomie est son attribut fondamental), qui est aussi subjectivité, se voit approprié par une autre subjectivité sans vergogne. C’est le comble de l’injustice !

         A ce stade, nous serons amenés à construire un concept sociologique de ce groupe- la paysannerie-, dont l’intérêt est de nous empêcher de divaguer sur ce groupe social qui n’en est pas un en dehors de ce travail conceptuel préalable. Aussi, l’exigence d’un concept sociologique de la paysannerie répond à notre besoin de prioriser une démarche de sociologie historique qui peut se révéler inadéquate si elle n’est pas fondée pour elle-même. Cette sociologie historique que nous élaborons, nous inspirant des travaux de Norbert Elias sur le processus de civilisation, consiste à suivre le « processus » d’exclusion et d’enrégimentement de ce groupe dans la situation d’esclavage, dans le processus de colonisation, entendu comme processus à la fois d’exploitation de l’esclave-musculaire et de la dénégation de son humanité en installant en même temps un dispositif répressif de travail et de légitimation des modes de vie du « maître », posé en archétype du civilisé. Nous remarquons, alors, que ce groupe est un passif. Le passif de la société.

         Cette étude sera illustrée par trois textes essentiels dans le processus d’enregimentement du groupe non-propriétaire, le groupe des non-libres, des non-droits du fait qu’ils ne possèdent pas. La thèse principale que nous soutiendrons est que ces textes, tous de nature juridique, représentent la prise en charge par le droit des non-propriétaires (d’où l’apport que nous demanderons d’abord à la sémiotique juridique). Cela, dans la seule perspective de donner une assise, une consistance à la « prétendue » liberté des propriétaires. Les dispositifs juridiques de ces textes renvoient au besoin d’attacher les non-propriétaires à la terre, au « domaine », à l’habitation. Cette structure juridique ayant persisté de Saint-Domingue à Haïti, il s’agit de comprendre la raison ou plus clairement, les conditions par lesquelles à la fois elle a traversé la « rupture » de l’indépendance et a duré jusqu’aux Duvalier (nous exploiterons l’ « esthétique de la réception » pour comprendre ce qui a occasionné cette reprise en-deçà de la rupture que représenterait l’indépendance haïtienne).

         Enfin, surgit la question qui nous intéresse : qu’est ce qui fait que ce la dure, que cela résiste au temps, à l’histoire ? Nous souscrivons à l’idée d’une histoire faite de différence et répétition. Des changements socio-politiques et économiques ont été opérés, pourtant ce dispositif colonial du droit qui se charge de l’appropriation du corps de l’autre in-siste. Comment comprendre ce qui reste dans ce qui change ? Quelle est la nature de ce reste ? Est-ce seulement un reste, comme nous le comprenons en Haïti, un reste, un reliquat, ce dont on n’a pas besoin pour être rassasié, pour avoir beaucoup usé ou consumé ou consommé (d’abord nous ferons usage d’une théorisation de la « trace », telle qu’elle est présente dans la psychanalyse, pour mieux asseoir une tentative philosophie de penser l’être de la trace, qui est une notion dont le rapport au temps est intrinsèque. )

         Notre objectif est de signaler la présence de détermination dans l’histoire, dans notre histoire. Mais, le travail perdrait une partie de son intérêt si nous nous arrêterions à ce niveau. Dans la perspective choisie, ce qui reste c’est un rapport de la propriété au pouvoir ou à l’Etat (qui est déjà présent dans la pensée juridique et politique moderne), instituant un apartheid où les non-propriétaires sont exclus du fait de leur non-propriété. Dès lors, nous sommes pris par la curiosité de savoir ce qui fonde l’Etat haïtien. Qu’est-ce qui fonde la relation de l’Etat haïtien à la « société », particulièrement à la « paysannerie » ? 

 

Edelyn DORISMOND

LLCP,

CRENOSC

Bien entendu, nous ne saurons oublier et négliger des tentatives qui ont été entreprises avant nous, mais dans une autre perspective. Citons Nicolas Linguet, Théorie des lois civiles ; Proudhon, Qu’est-ce que la propriété ?

Nous parlons de résultat comme ce qui résulte de ce processus. C’est le produit, en tant qu’il est un témoignage de tout ce qui a été mobilisé pour le réaliser.

« C'est chez J. Derrida que l'on trouve à mon sens les éléments les plus clairs pour une critique ou une interrogation concernant le "propre" ; sans doute une de ses limites est-elle de ne pas (ou peu)  la faire fonctionner lorsqu'il parle du droit (il est à mon sens trop respectueux du droit, parce qu'il se sent un peu étranger à ce domaine?). Le propre contient au moins le risque d'être. La tâche serait donc de penser autrement le "soi", le corps ou le rapport au corps, etc. ».

Sans aucun souci de polémiquer, nous soulignons que la phénoménologie représente l’aboutissement d’une pensée de la subjectivité ou de l’intimité qui a traversé d’un bout à l’autre toute l’histoire de la philosophie. Dans ce cas, ce rapport au corps peut être explicatif du rapport à l’autre, du souci de soi, comme technique de maîtrise, de possession de soi. Et la liberté, faculté d’autolégislation, d’autofondation, d’autoappropriation, n’est pas pensable sans cette maîtrise. Cette thèse nous conduit à une autre plus difficile à soutenir, tenant compte de la prestigiosité de la tradition dans laquelle l’histoire du concept continue à se baigner, que la liberté n’est jamais autre chose de la maîtrise de l’autre en soi qui conduit à la maîtrise de soi. La maîtrise de soi, entendue sous la modalité de la possession,  laisse apparaître la claire relation entre liberté et propriété. Etre libre c’est d’abord posséder son corps pour pouvoir posséder ce qui ne peut se posséder, soit les objets, les enfants, les femmes et les esclaves

Nous reproduisons une citation faite par Eleni VARIKAS de Samuel Johnson. Il s’agit d’une question qui ne cesse de me travailler, ce travail se veut une tentative d’y répondre : « Comment se fait-il que les cris les plus forts en faveur de la liberté s’élèvent parmi les meneurs de nègres ? », Samuel Johnson, « Taxation no Tyranny », dans The Yale Works of Samuel Johnson, Yale University Press, vol. 14, 1957,  p. 454.

En dépit des digressions que nous serons appelé à faire en interpellant l’aide d’un ensemble de discipline (sociologie, sémiotique, histoire, anthropologie (politique), psychanalyse, etc., nous inscrivons notre travail dans la préoccupation de l’Herméneutique philosophique.

Le musculaire n’est pas le muscle. Il est le reproduit d’une attitude à l’autre lorsque son corps est réduit à une machine musculaire à produire du travail, du profit dont la jouissance échappe à sa prise. Le musculaire est le corps de l’autre, machine productrice, nié comme source de jouissance, comme intention de jouir, intention qui va au-delà de la consommation, puisque la jouissance court-circuite la consommation, dans le sens qu’elle est une sorte de vocation à la rencontre du soi plus que ce qui anime tout désir de liberté. Elle comporte une relation à certaines formes d’objet qui impliquent le dépassement de soi, susceptible de suggérer la création, ou de dynamiser l’acte créateur.

Nous entendons ce terme dans le double sens grammatical et comptable. Nous retiendrons pour le sens comptable cette définition qui reprend précisément ce que nous voulons dire : « (…) Le passif enregistre donc les obligations d’une entreprise vis-à vis de ses propriétaires (capitaux propres et réserves comme vis-à-vis des tiers).

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commentaires

R
It’s a true fact that the modern law is imposed on us by force from the audacity. The modern political thoughts seem to be really strange and what I can say is the modern law is not implemented with the favor of the common people.
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  • : Haïtiano_Caraïbes-Philo.over-blog.com
  • : Procéder à un questionnement radical, selon les axes philosophiques et anthropologiques proposés par la phénoménologie, et l'originalité du "réel" caribéen, de la question du vivre-ensemble "diversel". Donc dé-saisir la philosophie de son "habitus" pour la dépayser dans le maëlstrom de la Caraïbe tout en assumant les conséquences: réinventer la philosophie en la décantant de son hantise identitaire, faire trembler sa géopoïétique (occidentale) du savoir.
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