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11 janvier 2018 4 11 /01 /janvier /2018 20:34
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11 janvier 2018 4 11 /01 /janvier /2018 18:18

 

Le Conseil de Gestion du Campus de Limonade est à bout de souffle. Il a épuisé toutes ses ressources de gestion sans avoir donné de grands résultats, les résultats attendus. De grands moyens pour de maigres résultats… Surtout une perte caractéristique de légitimité et d’autorité, que témoigne ce début de crise qui s’annonce difficile à démêler du fait du bras de fer entre les composantes professorale et administrative. Le Conseil est trop flegmatique pour donner une véritable impulsion de relance au Campus; pris dans son propre piège son indécision répétée exprime l’érosion de son autorité, donc de sa capacité à trancher, à orienter et à concerter (organiser et harmoniser). En conséquence, deux ans et demi plus tard, nous comptons des carcasses de tôles, de céramiques (en ce qui concerne la structure physique du Campus, mais je pourrais filer la métaphore, en constant que le corps professoral aussi bien que le personnel administratif et le corps étudiants sont en lambeaux) au lieu de retrouver la structuration des corps, du régime académique et une véritable vision d’ensemble. Est-ce la faute au destin ? A admettre une telle hypothèse reviendrait à considérer qu’un fatum avait hanté l'histoire du Campus, laquelle histoire n’en serait pas une, puisqu’elle cesserait d’être le produit de l’action ou de la liberté humaine, mais les effets d'une décision divine dessinant la voie inexorable du dysfonctionnement répété du Campus. Ce n’est pas la faute au destin ou à je ne sais quelle décision extérieure à la liberté des acteurs du Campus. C’est le choix des Conseillers principaux qui n’ont pas su faire les bons choix au profit de la gestion des places: trois grandes orientations administratives sans cohérence ont été entreprises toujours dans la perspective de dissimuler la passion de se maintenir aux postes de commande. La fragilité du Conseil a constamment pris la forme de faveurs, de promotion ou de changement de postes: on ne fait pas fonctionner l’institution en mutant sans cesse les employés qui, n’ayant pas toujours les qualifications requises, auraient profité du temps pour se former sur le tas. Malheur à quiconque qui n'a pas compris que la «gestion» de l’institution n’est pas une affaire de gagne-pain ! Malheur à celui ou celle qui a oublié qu’une institution est une affaire d’autorité, de capacité à commencer quelque chose dans la routine de l’administratif qui participe au renforcement de l’instituer comme condition et effet de l’autorité. Malheur, enfin, à celle ou celui qui a donné libre cours à sa faiblesse d'homme et affaiblit l’institution.  Celle-là ou celui-là ne sera pas digne ni de l'histoire, ni de l'humanité. Les institutions sont de l'histoire et de l'humanité. Les affaiblir au profit de sa petite misère personnelle, c’est n’être pas digne d’être reconnu de l'humanité, et retenu par l'histoire comme porteur de flambeau de l’émancipation. Misérable petit homme qui a ramené le rêve de la société à l’ornière de son rêve de Nain[1]. Rêve de nain, rêve d'homme sans grandeur…

L’actuel Conseil de Gestion est arrivé au Campus dans un contexte de tension (certains professeurs ont attendu 8 à 10 mois pour signer leur contrat et recevoir leur paie, les étudiants réclamaient leur régime académique et les modalités de leur «diplômation», etc.) qui avait occasionné la révocation du Conseil qui avait pris fonction à l’ouverture du Campus. Nous avons déjà souligné le contexte carnavalesque (rappelons au passage cette première crise liée quelques mois après le fonctionnement du Campus au Carnaval des étudiants, rappelons ces journées de mer offertes en guise de réponse aux questions soulevées par les étudiants, etc.) dans lequel on avait ouvert les portes du Campus et recruté, sans programmes ni professeurs suffisants, un nombre important d’étudiants. Nous avons décrit cette ambiance pêle-mêle générée par l’absence d'une vision d’ensemble: aucune idée d’université, aucun programme n’étaient disponibles; le corps professoral n’existait pas, le corps administratif non plus, seul un groupe d’étudiants allant de salle en salle pour suivre quelques cours improvisés. Tous ces paramètres indispensables pour mettre en place une dynamique universitaire faisaient défaut à l’ouverture du Campus. On se mettait à improviser quelques cours, quelques règles de fonctionnement, quelques activités, etc. Le premier Conseil s’est vu emporté, deux ans plus tard, par les vagues de contradiction et de déception en laissant un Campus en projet d’institutionnalisation. Telle a été la mission principale de l’actuel Conseil de Gestion dont le mandat est d'une durée de trois ans: structurer le Campus en vue de mettre en place un Conseil élu par la souveraineté interne du Campus, c'est-à-dire sans l’ingérence d’instances externes, politique ou académique. Où en sommes-nous ? Question ambigüe. Cette question peut s’entendre dans le double sens suivant: où en sommes-nous avec la structuration ? Ou encore, la structuration étant achevée, où en sommes-nous dans le processus électoral ?

La structuration du Campus reste encore un projet, très éloigné de sa mise en œuvre. Nous en prenons pour preuve la situation présente qui risque de conduire à une crise faisant ressortir l’échec du Conseil dans sa mission d'une part à résorber les crises[2] et d’autre part à structurer le Campus. De quoi s’agit-il ?

 Il s’agit de souligner comment le manque d’autorité des membres du Campus a conduit le travail de structuration à la mise en place d’un ordre de crise continu et à l’impuissance à structurer, à créer un contexte réglementé et respecté par les différentes Composantes.

L’autorité se fonde sur la tradition ou sur l’expérience, sur la raison ou sur Dieu, comme réalité religieuse ou magique fondamentale. La caractéristique de notre temps, celui de la modernité, en-deca ou par-delà de la postmodernité, tient de la raison comme instance de fondation de l’autorité, elle-même mise en place par l'auto-nomie, la fondation de la norme et de l'autorité par la simple capacité à commencer, à être origine, commencement sans commencement. Il faut vite reconnaître qu’en Haïti, cette situation se montre plus complexe et compliquée. Un ordre dʼEtat moderne a été mis en œuvre dans la société haïtienne; la rationalité qui le structure porte la trace du magico-religieux, modalité particulière de la tradition. Dans les institutions haïtiennes, comme dans la société haïtienne en général, l’autorité se fonde sur un mélange magico-religieux et expérientiel qui met la rationalité dialogique hors jeu, et favorise des pratiques d'hétéronomie comme condition de légitimation ou de fondation: le pouvoir se fonde sur la puissance, sur une altérité absolument étrangère à nos expériences de peuple dans un contexte raciste. La routine, la répétition, les pratiques deviennent les formes de fonder l’autorité.

Le Conseil se trouve pris dans cette dynamique anthropologique générale et son avenir s’est dessiné dans sa manière de s’approprier les pratiques dans les mailles de pratiques de connivence, de s’inscrire dans l’ordre de légitimation des pratiques. Dès lors, la fondation justifiée par un ordre de raison, par exemple la structuration du Campus pour son meilleur fonctionnement, perd son sens au profit d'une légitimation par jeu de rapports de force. Le Conseil a misé sur les rapports de force entre les Composantes pour se tirer du jeu, chaque fois qu’un problème administratif, académique se pose au Campus. Il se fait régulièrement le grand absent du travail d’instituer une instance d’autorité et de légitimation des initiatives en se plaçant du côté de tendance du moment. Toutes les Composantes se sont imposées comme lieu de légitimation : le Campus abrite alors plusieurs sources de légitimation auxquelles se plie à tour de rôle le Conseil.

Il s’est produit un incident regrettable cette semaine, qui montre une fois de plus, peut-être la dernière fois, combien le Conseil insiste sur cette quête infructueuse de légitimation par rapports de force. Il se veut neutre quand il est appelé à adopter un point de vue de la raison. Dimanche 03 décembre 2017, un chauffeur ramenant un groupe de professeurs du Campus de Port-au-Prince au Cap-Haïtien et à Limonade, a abandonné en chemin, précisément au morne de Puilboreau, non loin de la commune d'Ennery, sans raison ou autorisation de ses supérieurs hiérarchiques. Lundi, indignés et en colère, les professeurs ont décidé de marquer un arrêt de travail en vue d'exiger sanction contre le chauffeur. Entre-temps, le Conseil a publié une note condamnant cet acte et annonçant la prise des dispositions pour éviter que de tels agissements ne re-produisent. Une note du Corps professoral faisant état de l’incident réclame que sanction soit prise contre le chauffeur, seule condition de retourner dans les salles de classe. Mardi 05 décembre, le Conseil, par la présence du président Audalbert Bien-Aimé, a entrepris une rencontre extraordinaire avec les professeurs. Cette rencontre n'a pas fourni le résultat escompté puisque le Corps professoral n'a fait que réitérer sa position tout en prenant acte de la note lue au cours de la réunion par le secrétaire général, monsieur Jean-Marie Michaud, qui indique que le Conseil a exigé au chauffeur de rester chez lui attendant la décision définitive (il s’agit dune mesure conservatoire en attendant la décision définitive). Une décision identique a été prise contre un autre chauffeur qui avait, selon certains étudiants, frappé un étudiant du département de Sociologie. Lundi 04 décembre alors que les professeurs se réunissaient pour s’entendre sur la position à adopter face à l’incident, des étudiants de sociologie réclamaient justice en faveur de leur condisciple. Dans cette perspective de revendication de justice par les étudiants et les professeurs, les employés de l’administration ont publié mardi une note exigeant au Conseil de sanctionner un professeur qui aurait proféré sur un groupe de whatsapp (Communauté CHCL) des propos «malsains et désobligeants».  Cette entrée en scène du personnel administratif donne une vue complète de l’ambiance du Campus.

Les trois  Composantes, il faut noter qu’un groupe d’étudiants se réclamant d'une nouvelle association se montre préoccupé par cette tension qui s’impose au Campus, semblent se mettre au pied de guerre pour faire valoir leur position respective, mais semblable dans son intitulé: sanctionner, faute de quoi la situation de blocage du Campus s’avère inévitable.

 Nous nous trouvons donc en présence de ce que nous pourrions appeler une communauté de mésentente, de conflit qui s’érige sur l’absence d’un ensemble de règles pour faire la part des choses et exiger l’accord des autres membres. En l'absence de ces règles qui n’ont pas été mises en place[3], des positions s’entrechoquent sans un lieu partagé d'interprétation et d’entente. C’est pour n’avoir pas mis en place ces règles, ce lieu de consensus que le Conseil a raté sa principale mission: structurer le Campus, c’est-à-dire instaurer un ensemble de règles générales (ce que nous avons appelé ailleurs, un «ordre de généralité»), un ensemble de règles par composantes pour régulariser les pratiques et colmater la brèche de l’improvisation et de la gestion par sensiblerie, source de conflit de toutes sortes. Faute de ce travail de fondation, le Conseil gère les petites com-missions. Le véritable problème du Campus se trouve dans l’absence d'une vision d’ensemble de l'institution universitaire, d’où il devrait tirer sa légitimation, et organiser les rapports des différentes Composantes. Le Conseil de Gestion a tout raté en ce sens, puisqu’il est en face aujourd'hui à une dislocation généralisée qui le rend impuissant face à la restauration de relations harmonieuses et apaisées entre les Composantes. Il se donne à la gestion de la quotidienneté qui l'a épuisé et l'a conduit à bout de souffle. Il s’entrave entre le marteau des professeurs et l’enclume des employés sur le dos des étudiants qui resteront les grands perdants tout en ne sachant à quel saint se vouer (trop tard pour se vouer à la raison). Donc, le Conseil étant en panne d’autorité, n’étant pas en mesure de trancher puisqu’il fait face à une déficience de légitimation qui conduit à une défiance des Composantes doit tirer les conséquences de ses pratiques de gestions de places.

 

Dr. Edelyn DORISMOND

Professeur de Philosophie au Campus de Limonade

 

 

[1] Pär Lagerkvist, Le Nain, Paris, Stock.

[2] J’entendais dire, à l’arrivée du Conseil, composé des deux professeurs (messieurs Audalbert Bien-Aimé et Hérissé Guirand) et de l’administratif (monsieur Pierre Maxwell Bellefleur) que ses membres avaient de longues expériences en gestion de crise. Etonnamment, personne ne s’était demandé ce que cela a voulu dire, puisqu’être spécialiste en gestion de crise peut prendre ce double sens de résolution de crise ou d'instigation de crise (de capacité à nager dans la crise comme manière d’avoir de crises à gérer).

 

[3]  Lors de la réunion du Conseil avec les professeurs, un professeur a proposé la mise en œuvre de règlement pour les chauffeurs. En réalité, il a toujours été question d’élaborer un ensemble de règlements pour les corps qui n’ont jamais vu le jour. Il faudrait savoir pour quelle raison le Conseil n'a pas su impliquer tout un chacun, y compris les collègues professeurs, à cette tâche importante et indispensable. Structurer c’est avant tout s’entendre sur les règles de jeu, qui génèrent une régularité des pratiques, une prévisibilité des pratiques et de leur compréhension. Sans  règles de jeu, on est pris dans les pratiques d’improvisation qui se fondent elles-mêmes ou sur le simple bon sens, généralement contaminé par les intérêts de groupe, du contexte ou personnels etc.

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11 décembre 2017 1 11 /12 /décembre /2017 20:39

 

Le Conseil de Gestion du Campus de Limonade est à bout de souffle. Il a épuisé toutes ses ressources de gestion sans avoir donné de grands résultats, les résultats attendus. De grands moyens pour de maigres résultats… Surtout une perte caractéristique de légitimité et d’autorité, que témoigne ce début de crise qui s’annonce difficile à démêler du fait du bras de fer entre les composantes professorale et administrative. Le Conseil est trop flegmatique pour donner une véritable impulsion de relance au Campus; pris dans son propre piège, son indécision répétée exprime l’érosion de son autorité, donc de sa capacité à trancher, à orienter et à concerter (organiser et harmoniser). En conséquence, deux ans et demi plus tard, nous comptons des carcasses de tôles, de céramiques (en ce qui concerne la structure physique du Campus, mais je pourrais filer la métaphore, en constant que le corps professoral aussi bien que le personnel administratif et le corps étudiants sont en lambeaux) au lieu de retrouver la structuration des corps, du régime académique et une véritable vision d’ensemble.

Est-ce la faute au destin ? A admettre une telle hypothèse reviendrait à considérer qu’un fatum avait hanté l'histoire du Campus, laquelle histoire n’en serait pas une, puisqu’elle cesserait d’être le produit de l’action ou de la liberté humaine, mais les effets d'une décision divine dessinant la voie inexorable du dysfonctionnement répété du Campus. Ce n’est pas la faute au destin ou à je ne sais quelle décision extérieure à la liberté des acteurs du Campus. C’est le choix des Conseillers principaux qui n’ont pas su faire les bons choix au profit de la gestion des places: trois grandes orientations administratives sans cohérence ont été entreprises toujours dans la perspective de dissimuler la passion de se maintenir aux postes de commande. La fragilité du Conseil a constamment pris la forme de faveurs, de promotion ou de changement de postes: on ne fait pas fonctionner l’institution en mutant sans cesse les employés qui, n’ayant pas toujours les qualifications requises, auraient profité du temps pour se former sur le tas. Malheur à quiconque qui n'a pas compris que la «gestion» de l’institution n’est pas une affaire de gagne-pain ! Malheur à celui ou celle qui a oublié qu’une institution est une affaire d’autorité, de capacité à commencer quelque chose dans la routine de l’administratif qui participe au renforcement de l’institution comme condition et effet de l’autorité. Malheur, enfin, à celle ou celui qui a donné libre cours à sa faiblesse d'homme et affaiblit l’institution.  Celle-là ou celui-là ne sera pas digne ni de l'histoire, ni de l'humanité. Les institutions sont de l'histoire et de l'humanité. Les affaiblir au profit de sa petite misère personnelle, c’est n’être pas digne d’être reconnu de l'humanité, et retenu par l'histoire comme porteur de flambeau de l’émancipation. Misérable petit homme qui a ramené le rêve de la société à l’ornière de son rêve de Nain[1]. Rêve de nain, rêve d'homme sans grandeur…

L’actuel Conseil de Gestion est arrivé au Campus dans un contexte de tension (certains professeurs ont attendu 8 à 10 mois pour signer leur contrat et recevoir leur paie, les étudiants réclamaient leur régime académique et les modalités de leur «diplômation», etc.) qui avait occasionné la révocation du Conseil qui avait pris fonction à l’ouverture du Campus. Nous avons déjà souligné le contexte carnavalesque (rappelons au passage cette première crise liée quelques mois après le fonctionnement du Campus au Carnaval des étudiants, rappelons ces journées de mer offertes en guise de réponse aux questions soulevées par les étudiants, etc.) dans lequel on avait ouvert les portes du Campus et recruté, sans programmes ni professeurs suffisants, un nombre important d’étudiants. Nous avons décrit cette ambiance pêle-mêle générée par l’absence d'une vision d’ensemble: aucune idée d’université, aucun programme n’étaient disponibles; le corps professoral n’existait pas, le corps administratif non plus, seul un groupe d’étudiants allant de salle en salle pour suivre quelques cours improvisés. Tous ces paramètres indispensables pour mettre en place une dynamique universitaire faisaient défaut à l’ouverture du Campus. On se mettait à improviser quelques cours, quelques règles de fonctionnement, quelques activités, etc. Le premier Conseil s’est vu emporté, deux ans plus tard, par les vagues de contradiction et de déception en laissant un Campus en (sans) projet d’institutionnalisation. Telle a été la mission principale de l’actuel Conseil de Gestion dont le mandat est d'une durée de trois ans: structurer le Campus en vue de mettre en place un Conseil élu par la souveraineté interne du Campus, c'est-à-dire sans l’ingérence d’instances externes, politique ou académique. Où en sommes-nous ? Question ambigüe. Cette question peut s’entendre dans le double sens suivant: où en sommes-nous avec la structuration ? Ou encore, la structuration étant achevée, où en sommes-nous dans le processus électoral ?

La structuration du Campus reste encore un projet, très éloigné de sa mise en œuvre. Nous en prenons pour preuve la situation présente qui risque de conduire à une crise faisant ressortir l’échec du Conseil dans sa mission d'une part à résorber les crises[2] et d’autre part à structurer le Campus. De quoi s’agit-il ?

 Il s’agit de souligner comment le manque d’autorité des membres du Campus a conduit le travail de structuration à la mise en place d’un ordre de crise continu et à l’impuissance à structurer, à créer un contexte réglementé et respecté par les différentes Composantes.

L’autorité se fonde sur la tradition ou sur l’expérience, sur la raison ou sur Dieu, comme réalité religieuse ou magique fondamentale. La caractéristique de notre temps, celui de la modernité, en-deça ou par-delà de la postmodernité, tient de la raison comme instance de fondation de l’autorité, elle-même mise en place par l'auto-nomie, la fondation de la norme et de l'autorité par la simple capacité à commencer, à être origine, commencement sans commencement. Il faut vite reconnaître qu’en Haïti, cette situation se montre plus complexe et compliquée. Un ordre dʼEtat moderne a été mis en œuvre dans la société haïtienne; la rationalité qui le structure porte la trace du magico-religieux, modalité particulière de la tradition. Dans les institutions haïtiennes, comme dans la société haïtienne en général, l’autorité se fonde sur un mélange magico-religieux et expérientiel qui met la rationalité dialogique hors jeu, et favorise des pratiques d'hétéronomie comme condition de légitimation ou de fondation: le pouvoir se fonde sur la puissance, sur une altérité absolument étrangère à nos expériences de peuple dans un contexte raciste. La routine, la répétition, les pratiques deviennent les formes de fonder l’autorité. Le Conseil se trouve dirigé au lieu de diriger.

Le Conseil se trouve pris dans cette dynamique anthropologique générale et son avenir s’est dessiné dans sa manière de s’approprier les pratiques dans les mailles de pratiques de connivence, de s’inscrire dans l’ordre de légitimation des pratiques. Dès lors, la fondation justifiée par un ordre de raison, par exemple la structuration du Campus pour son meilleur fonctionnement, perd son sens au profit d'une légitimation par jeu de rapports de force. Le Conseil a misé sur les rapports de force entre les Composantes pour se tirer du jeu, chaque fois qu’un problème administratif, académique se pose au Campus. Il se fait régulièrement le grand absent du travail d’instituer une instance d’autorité et de légitimation des initiatives en se plaçant du côté de tendance du moment. Toutes les Composantes se sont imposées comme lieu de légitimation : le Campus abrite alors plusieurs sources de légitimation auxquelles se plie à tour de rôle le Conseil.

Il s’est produit un incident regrettable cette semaine, qui montre une fois de plus, peut-être la dernière fois, combien le Conseil insiste sur cette quête infructueuse de légitimation par rapports de force. Il se veut neutre quand il est appelé à adopter un point de vue de la raison. Dimanche 03 décembre 2017, un chauffeur ramenant un groupe de professeurs du Campus de Port-au-Prince au Cap-Haïtien et à Limonade, a abandonné une vingtaine de professeurs en chemin, précisément au morne de Puilboreau, non loin de la commune d'Ennery, sans raison ou autorisation de ses supérieurs hiérarchiques. Lundi, indignés et en colère, les professeurs ont décidé de marquer un arrêt de travail en vue d'exiger sanction contre le chauffeur. Entre-temps, le Conseil a publié une note regrettant, au lieu de le condamner, cet acte et annonçant la prise des dispositions pour éviter que de tels agissements ne re-produisent. Une note du Corps professoral faisant état de l’incident réclame que sanction soit prise contre le chauffeur, seule condition de retourner dans les salles de classe. Mardi 05 décembre, le Conseil, par la présence du président Audalbert Bien-Aimé, a entrepris une rencontre extraordinaire avec les professeurs. Cette rencontre n'a pas fourni le résultat escompté puisque le Corps professoral n'a fait que réitérer sa position tout en prenant acte de la note lue au cours de la réunion par le secrétaire général, monsieur Jean-Marie Michaud, qui indique que le Conseil a exigé au chauffeur de rester chez lui attendant la décision définitive (il s’agit dune mesure conservatoire en attendant la décision définitive). Une décision identique a été prise contre un autre chauffeur qui avait, selon certains étudiants, frappé un étudiant du département de Sociologie. Lundi 04 décembre alors que les professeurs se réunissaient pour s’entendre sur la position à adopter face à l’incident, des étudiants de sociologie réclamaient justice en faveur de leur condisciple. Dans cette perspective de revendication de justice par les étudiants et les professeurs, les employés de l’administration ont publié mardi une note exigeant au Conseil de sanctionner un professeur qui aurait proféré sur un groupe de whatsapp (Communauté CHCL) des propos «malsains et désobligeants».  Cette entrée en scène du personnel administratif donne une vue complète de l’ambiance du Campus.

Les trois  Composantes, il faut noter qu’un groupe d’étudiants se réclamant d'une nouvelle association se montre préoccupé par cette tension qui s’impose au Campus, semblent se mettre au pied de guerre pour faire valoir leur position respective, mais semblable dans son intitulé: sanctionner, faute de quoi la situation de blocage du Campus s’avère inévitable.

 Nous nous trouvons donc en présence de ce que nous pourrions appeler une communauté de mésentente, de conflit qui s’érige sur l’absence d’un ensemble de règles pour faire la part des choses et exiger l’accord des autres membres. En l'absence de ces règles qui n’ont pas été mises en place[3], des positions s’entrechoquent sans un lieu partagé d'interprétation et d’entente. C’est pour n’avoir pas mis en place ces règles, ce lieu de consensus que le Conseil a raté sa principale mission: structurer le Campus, c’est-à-dire instaurer un ensemble de règles générales (ce que nous avons appelé ailleurs, un «ordre de généralité»), un ensemble de règles par composantes pour régulariser les pratiques et colmater la brèche de l’improvisation et de la gestion par sensiblerie, source de conflit de toutes sortes. Faute de ce travail de fondation, le Conseil gère les petites com-missions. Le véritable problème du Campus se trouve dans l’absence d'une vision d’ensemble de l'institution universitaire, d’où il devrait tirer sa légitimation, et organiser les rapports des différentes Composantes. Le Conseil de Gestion a tout raté en ce sens, puisqu’il est en face aujourd'hui à une dislocation généralisée qui le rend impuissant face à la restauration de relations harmonieuses et apaisées entre les Composantes. Il se donne à la gestion de la quotidienneté qui l'a épuisé et l'a conduit à bout de souffle. Il s’entrave entre le marteau des professeurs et l’enclume des employés sur le dos des étudiants qui resteront les grands perdants tout en ne sachant à quel saint se vouer (trop tard pour se vouer à la raison). Donc, le Conseil étant en panne d’autorité, n’étant pas en mesure de trancher puisqu’il fait face à une déficience de légitimation qui conduit à une défiance des Composantes doit tirer les conséquences de ses pratiques de gestions de places.

 

Dr. Edelyn DORISMOND

Professeur de Philosophie au Campus de Limonade

 

 

[1] Pär Lagerkvist, Le Nain, Paris, Stock.

[2] J’entendais dire, à l’arrivée du Conseil, composé des deux professeurs (messieurs Audalbert Bien-Aimé et Hérissé Guirand) et de l’administratif (monsieur Pierre Maxwell Bellefleur) que ses membres avaient de longues expériences en gestion de crise. Etonnamment, personne ne s’était demandé ce que cela a voulu dire, puisqu’être spécialiste en gestion de crise peut prendre ce double sens de résolution de crise ou d'instigation de crise (de capacité à nager dans la crise comme manière d’avoir de crises à gérer).

 

[3]  Lors de la réunion du Conseil avec les professeurs, un professeur a proposé la mise en œuvre de règlement pour les chauffeurs. En réalité, il a toujours été question d’élaborer un ensemble de règlements pour les corps qui n’ont jamais vu le jour. Il faudrait savoir pour quelle raison le Conseil n'a pas su impliquer tout un chacun, y compris les collègues professeurs, à cette tâche importante et indispensable. Structurer c’est avant tout s’entendre sur les règles de jeu, qui génèrent une régularité des pratiques, une prévisibilité des pratiques et de leur compréhension. Sans  règles de jeu, on est pris dans les pratiques d’improvisation qui se fondent elles-mêmes ou sur le simple bon sens, généralement contaminé par les intérêts de groupe, du contexte ou personnels etc.

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16 novembre 2017 4 16 /11 /novembre /2017 17:21

Lors des deux occasions[1] qui m'ont été données de prendre la parole au Campus, au cours desquelles j’avais pu m'adresser publiquement aux étudiants, aux employés de l’administration et aux professeurs, je m’efforçais de proposer, d'une part, un diagnostic de la situation générale du Campus, d’autre part, d'enraciner ce diagnostic dans ce que j’appelle le mauvais commencement du Campus, le ratage d’une occasion importante dans l'histoire de l’université publique haïtienne, et montrer la nécessité de donner une formulation avant tout intellectuelle à ce que nous observons tous comme problème du Campus: son difficile démarrage. Bref, contre toutes pratiques clientélistes et de corruption tant déplorées, et faiblesse de tempérament de plusieurs responsables, je m’attelais à fournir un cadre d’intelligibilité pour formuler le sens des crises récurrentes du Campus et proposer des pistes de résolution aux problèmes qui nous assaillent de part et d'autre, en partant d’un questionnement de fond: le problème fondamental auquel nous sommes confrontés au Campus pend son sens dans son commencement raté, un commencement qui est comme un lapsus, un acte manqué renfermant un sens manifeste et sens latent :

1) le sens manifeste se traduit par les crises incessantes, les tensions et les conflits, 

2) le sens latent qu'il faut dégager du fait de ne pas se donner la bonne pédagogie pour instituer un ordre académique répondant à un idéal de formation et d’intégration sociale.

Conscient de ces facteurs de ratage du bon départ, je n’avais cessé de marteler aux professeurs, aux étudiants et au personnel de l'administration de penser le problème à partir de cette question cardinale : comment commencer ce qui a déjà commencé ? Comment commencer ce qu’on a déjà commencé ? Deux ordres de question qui mettent en relief notre capacité à rectifier, corriger un commencement qui devient notre commencement. Quelle est notre capacité à commencer ? Cette question peut s’entendre aussi en ces termes: quelle est notre manière de commencer ? (Cette question que j’aborde au regard de l’expérience académique, administrative et politique de l'UEH, particulièrement du Campus, est la question générale de la politique haïtienne, de l'anthropologie haïtienne ? Question de l’institution ou de l’institutionnalisation, question de la légitimation. Mais aussi, question de la réforme ou de la ré-formation, qui est en retour critique de notre mode d'instituer sans instituer.) Comment instituer un ordre universitaire dans une pratique universitaire informelle ? Plus explicitement, la question finale consiste à savoir comment formaliser à partir de l'informel formalisé ?

Cette question centrale appelle plusieurs considérations liminaires. Premièrement, il faut croire que si je me pose la question du re-commencement, de la re-form-ation c’est avant tout du fait que ce qui devrait être à re-commencer a connu un commencement qui n’en est pas véritablement un puisqu’il se trouve pris dans le dispositif déjà existant. Un mauvais commencement, comme on dit, qui n’accouche quelques années plus tard aucun résultat satisfaisant, où le travail de structuration se déploie en zigzag par une dynamique de crise intermittente. Par la force d'espérance qui l'avait mû, ce commencement, qui devient «mauvais», se transforme en même temps en «spectre», sorte de fantôme, hante le présent du Campus qui prend généralement la figure du désespoir, de la dépression (il nous faudra mettre en place une statistique des étudiants qui ont abandonné le Campus durant les périodes de crise pour prendre l’ampleur du problème) et hypothèque son à-venir, en ce que l’enthousiasme qui marquait le temps de l’ouverture se mue en désespoir, défiance et dépression. Deuxièmement, si je prends publiquement en charge cette question, lorsque je suis devenu démissionnaire, c’est encore une fois du fait qu’aucune oreille responsable -de responsabilité en dernière instance du Conseil de Gestion-, n'a su daigner entendre la voix de la raison, cette faculté de la critique, de la fondation ou du commencement réfléchi en vue de nouvelles perspectives au profit de l’autonomie, de l’émancipation, entendue comme finalité de l’université. Au contraire, certains se sont livrés à des pratiques obscurantistes récurrentes et clientélistes en vue de préserver leur place, source de bénéfices et de toutes formes de prévarication. Au lieu, à ce moment, d’inventer des voies de sortie de crise, de prendre des décisions en faveur de la structuration, de l’excellence, ceux-là s’emploient à la petite tâche de l'accommodement, de la personnalisation des services, et se dressent à chacun comme papa bonkè (père au cœur généreux)[2]. Enfin, cette question reste un pari ouvert sur les possibilités d’instituer un ordre universitaire nouveau au Campus.

Chacune de ces considérations liminaires auraient pu faire l’objet d’un moment de cette réflexion esquissée ici pour lancer le débat au Campus – ce qui ne sera pas le cas ici. Je ne me propose que de formuler le lieu du problème du Campus-, impliquant la compétence de chacun et de tous, montrant par le même geste qu’il est temps de passer à une meilleure gestion universitaire au nom de la raison, de la lumière et de l'humanité, qu’il est temps d’abandonner les pratiques de népotisme, de personnalisation des biens publics et le refus de faire le pari du bien-être collectif, de l’émancipation des plus précarisés, des  plus vulnérabilisés. Que l’université nous permette d'instituer un ordre fondé sur le dialogue où chacun pourra faire valoir ses compétences et de s'épanouir de sa place dans l’organisation du bien-être commun. Finissons avec les faiblesses de cœur ou de sentiment qui ont fait le choix des penchants de cœur au détriment du bien-être général, et qui ont causé la gèle de décision importante à l’explicitation du projet académique du Campus[3]. L'université est un lieu de la généralité, de l'égalité et de la liberté.

Dès qu’il s’agit de penser les crises incessantes qui ont eu cours au Campus, depuis sa création jusqu'aux premiers mois de l’année 2017, une question revient constamment. Celle-ci généralement prend la formulation suivante: deux ans avant l’ouverture du Campus, de quoi s’occupaient les autorités politiques, les responsables académiques du Rectorat ? Cette question particulière, qui semble concerner au premier abord le Campus, ne renvoie pas moins à un constat répété dans l'histoire sociale, politique renfermant un fond anthropologique incontournable: la manière haïtienne de monter les institutions. Toute l'histoire des institutions haïtiennes laisse constater que l’improvisation représente le mode anthropologique de mettre en place des pratiques qui deviennent des structures non prises en compte par aucune activité critique ou réflexive. L’urgence, l’improvisation et l'informalisation, c’est-à-dire la tendance à ne respecter aucune règle de jeu, aucun ordre de consensus constituent le fond anthropologique de nos pratiques. Aucun  recul na été pris pour s’interroger sur l’université comme réponse à un triple questionnement: comment exister comme êtres de raison ? Comment s’organiser en êtres de raison ? A quoi l'université peut jouer un rôle à l’avènement de cet ordre de rationalité qui favoriserait la réalisation de soi de chacun ? En Haïti, on monte les institutions selon la même logique de la création des arts de récupération. Une logique de bricolage où les objets récupérés surdéterminent le sens de la création et la hantent tout en la dérivant vers une pluralité de sens, un conflit d’interprétation sans arbitrage: d'où le sens des conflictualités et des violences inouïes observées dans ce qu'appelle les institutions haïtiennes. Aucune conception préalable ne vient guider la mise en œuvre, le sens se met en place dans la temporalité de la création. Si cela donne un sens original de la créativité du point de vue esthétique, l’organisation politique paie des conséquences immenses à cette façon de se mettre ensemble où les règles de jeu se forgent au gré des jeux et/ou des joueurs. Là où les arts de la récupération produisent des œuvres en donnant lieu à une esthétique du délabrement, la matrice anthropologique de l'improvisation ne présente qu'une politique de la débandade, une situation socio-politique de panique, de violence et de survie. Le Campus s'est trouvé piégé par ce dispositif de l'improvisation, de la débandade qui a conduit, dès son ouverture, à des conflits et des confusions de toutes sortes: conflits des acteurs, confusion sur les programmes, les méthodes de recrutement, l'orientation académique générale, etc. Nous improvisons. Et cela nous donne le sentiment que le temps nous appartient… En réalité, le sentiment est que le temps ne change pas en Haïti…Le temps du Campus aussi…

Donc, faute d'une conception préalable de l’inscription du Campus dans un projet académique, le jour de son ouverture devient le jour de toutes les idées, de tous les projets. Une ambiance carnavalesque s’est imposée, et est scandée par des mises en place de cours à la débandade, par des fermetures répétées et des mobilisations de tous les corps: corps professoral, corps administratif et corps étudiant et la mise aux aguets de certains acteurs sociaux et politiques. Le Campus est entravé dans un tissu de conflits d'intérêt. Son avenir dépend de notre capacité à tourner le conflit vers le débat, l’idée du Campus comme source de profit financier ou comme pôle d’excellence académique pour la fierté de la société haïtienne, susceptible de sa capacité à participer à l’épanouissement de l'humanité.

En réalité, aucune des composantes du Campus (professeur, fonctionnaire, étudiant) et des forces externes n'est parvenue à se mettre ensemble, sinon qu’en circonstance de revendication où les unes s’opposent aux autres au détriment du commun-universitaire[4]. Par moment, tout en étant responsable consécutivement de LFSHS, de la DAA et de la DRP, mais jamais détaché de mon statut de professeur et de celui qui est animé par le souci de comprendre, je me demande si l’on est conscient au Campus de ce qu’on donne à regarder comme spectacle : incompétences de toutes sortes, zizanie, manque de cohésion, refus de structuration, etc. Prend-on la mesure des pratiques malsaines de corruption, de clientélisme et de dérives paternalistes ? En vient-on à constater que l'on dresse le Campus en scène de notre incapacité à œuvrer au nom du commun, au profit du général ? Ce manque d’intérêt du commun se manifeste du fait de la difficile constitution d'une voi(e)x partagée. La pluralité des voi(e)x est nécessaire, mais elle ne doit pas néanmoins empêcher la constitution d’un sentiment d’appartenance partagée, et faciliter l'institution de la communauté universitaire.

Ainsi l’administration peine à se faire comprendre des professeurs. Inversement. Les étudiants se sentent par moment incompris des professeurs et des employés, inversement, alors que les professeurs sont suspectés à tort, de part et d’autre, d’être de mauvaise foi. Telle est l’ambiance générale, assez malsaine, mais que personne ne pense à restituer, ni à comprendre ou critiquer afin d’apaiser une tension stupide qui s’installe entre les composantes, et profite à certains – ceux-là dont le métier est de pêcher en eau trouble- qui tirent leurs avantages de cette tension. Nous devons nous rendre compte que le temps d’un véritable débat sur le devenir du Campus comme projet dune université de l’excellence, qui pourra témoigner à tous de notre capacité à faire communauté d’entente et d’épanouissement, est à l'ordre du jour, plus que jamais. Que nous nous tenons debout pour interdire la voix à ceux-là qui se croient brillants politiciens en livrant le Campus à des jeux politiques ; en dressant les composantes entre elles, en les apaisant à coup de mutation sans pertinence ou de promesses parfois gratifiantes mais presque toujours néfastes au symbolique de l’université, de l’universalité et de l’excellence. Que ceux-là, qui donnent priorité à la politicaillerie au détriment dune véritable structuration de l’académique, de la recherche et de l’administration, reviennent sur l’essentiel : la grandeur politique, la grandeur de la politique ne réside dans cette folle pathologie d'une basse gestion de la précarité, de la vulnérabilité des employés ou des professeurs, mais dans la grandeur de ses réalisations, laquelle grandeur prend sens dans l’amélioration des conditions de vie de chacun. Ici, il est question de faciliter une meilleure formation aux étudiants et d’assurer un meilleur plan de carrière aux professeurs et aux employés.

Ce moment de diagnostic, qui relève quelques paradoxes qui travaillent le Campus, doit conduire à un autre moment, celui, de répondre au problème du re-commencement en partant d’un projet universitaire soutenu par une idée, une compréhension fondamentale de l’université et de sa vocation dans la société haïtienne. Ainsi ce moment devra s’attaquer à cette dissension trop radicale des corps pour instituer une commun-université qui pourra rendre compréhensible un certain discours sur l’université et un ensemble de revendication tenant à exiger la mise en œuvre de ce discours.

 

Edelyn DORISMOND

Docteur en Philosophie

Profeseur au Campus de Limonade de l’UEH.

 

[1] Nous rappelons, en plus de la première communication qui a m’été donnée à l’occasion de la première ouverture du Campus par le Conseil de Gestion Provisoire, devenu très vite Conseil de Gestion avec un mandat de 3 ans,  le discours que j’avais prononcé  le 17 mai 2016, lors de la remise de plaques par les étudiants du département de Science Politique. Notre communication avait pour titre: «Il faut instituer l'université au sens le plus fort du terme instituer». Dans cette communication, il était déjà question de penser la structuration du Campus et de combattre les pratiques de clientélisme et de corruption.

[2] Quand on cherche la bonne grâce de certains professeurs en cours de nomination en leur faisant croire qu’on s’est lutté du bec et des ongles pour leur nomination, il y a lieu de surprendre le retour du chantage comme pratique de gestion par retour d’ascenseur. Cette pratique administrative est loin de soutenir un service académique qui devra mettre la formation des étudiants, le confort des professeurs et des employés au centre de l'administration. Au contraire, le Campus abrite la même pratique politicienne de vulnérabilisation et de précarisation des conditions de vie en vue de se montrer sauveur.

[3] L'historien du Campus dira ce qui s’est passé lors de cette importante réunion, terminée sans résolution, qui devrait livrer une vision académique du Campus. Il devra inévitablement souligner comment une affaire de cœur a mis hors jeu un projet académique décisif, qui aurait apporté une révolution au sein de l'UEH.

[4] Aucune des composantes n'ont de cohésion interne forte: de raisons anthropologiques expliqueraient cette difficulté à faire advenir cette cohésion indispensable à la structuration du Campus . La seule cohésion découle des moments de revendication qui visent des intérêts particuliers au groupe, bien que généralement, par instrumentalisation, on mette en avant certaines préoccupations académiques, administratives afin rallier à sa cause quelques acteurs des autres composantes.

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13 octobre 2017 5 13 /10 /octobre /2017 14:20

Comment fonder politiquement les sociétés postesclavagistes ? Cette question exige, d’une part, de constater qu’il est difficile de fonder les sociétés esclavagistes par le contrat, puisque celui-ci exige une communauté de survivants qui sont saisis par l’expérience esclavagiste lorsque le discours raciste ambiant créa deux mondes : un monde de liberté et un monde de servitude, un monde d’homme et un monde de biens meubles. Deux mondes qui s’instituent au sein du social postesclavagiste qui peinent à s’articuler de manière à faire venir du commun, de la commun-auté. Ils instituent, au contraire, un ordre social de représailles et d’exploitation outrancière se fondant sur le naturalisme racialiste. Les deux mondes composés de spatialités et de temporalités différentes, rendent difficile la composition d’une communauté d’entente, une communauté de temps, d’espace, de mémoire et d’identité. Si l’imagination occupe une place importante dans le schématisme de Kant où l’entendement ordonnance la pluralité pour instituer le concept, l’unité rationnelle de sens, la communauté imaginée devient caduque puisque l’imaginaire social lui-même est structuré selon cette duel-lité apparemment irréductible. Cette communauté postesclavagiste semble résister au projet d’ordonnancement unifiant au profit d’une diversalité conflictuelle et tendue.

Précisons que nous entendons par communauté de temps (le temps comme principe de schématisation est la plus importante réalité à prendre en compte) l’existence d’une temporalité commune, partagée soutenue ou exprimée par un récit dit d’une seule voix, voix de la communauté. Cette temporalité serait le mode particulier d’un groupe d’individus de faire monde selon une sensibilité précise. Dans la perspective des sociétés esclavagistes et postesclavagistes (ici le « post » n’est pas un après temporel, mais une tension temporelle où passé et futur s’entrechoquent dans la créativité du présent vivant), les douleurs de la violence, l’hébétude installée par le discours colonial alt(éris)ant, les traumatismes somatisés des déchirures du racisme colonial estampant la chair de sentiment d’infériorité et faisant du corps et du sang une machine, un canal à devenir ennemi de soi, ennemi de l’autre, apparentent les sociétés postesclavagistes à cet état de nature, état d’individualité absolue portée par les pulsions, la force, l’incapacité de rencontrer l’autre pour instituer un « nous » salutaire. Nous pouvons la comprendre comme une communauté de souffrants incapables d’être à l’écoute de la souffrance des autres puisque déjà entravés dans la souffrance et réifiés par le regard discriminateur de l’autre.1

Ce difficile avènement d’une communauté de temps ou d’imagination montre de l’autre côté la pertinence des mémoires diffractées en mille récits donnant lieu à des communautés éparses, passagères, mouvantes ou instables avec la propension à l’acéphalie. Comment instituer une politique de l’instable, du « provisoire », du changeant ?

D’abord, il faut remarquer que ce qui est en jeu dans ces questions c’est la formation de l’État dans ces sociétés. L’État s’institue généralement au profit d’un groupe, et se montre incapable en conséquence de penser un ordre de généralité et de produire cet ordre dans les institutions. Comment les citoyens, il détient une mémoire et se construit à partir d’un récit, qui est la mémoire et le récit de la domination coloniale comme instance de sa genèse. Il a une couleur, on aurait pu dire, une « race » et une religion. L’État dans les sociétés postesclavagistes s’institue d’une vision du monde qui favorise son dispositif de domination. Il se révèle généralement incapable de se situer au-delà de la mêlée et d’ouvrir un espace public de généralité pour exiger les communautés éparses à se rencontrer et s’écouter.

Ensuite, les problèmes sociaux, politiques et économiques prennent spontanément les formes les plus rebelles des mémoires blessées, et se manifestent dans des conflits de mémoires. Cela montre combien une charge affective importante travaille les corps et les consciences et les sensibilités. Quand la mémoire fait irruption dans l’espace politique de visibilisation et de discussion, non seulement elle fragilise les conditions d’une discussion apaisée et concluante, elle fait appel à d’autres modalités logiques et psychologiques que la rationalité discussionnelle ne prend pas en compte. La mémoire exige un plus long temps de narration et d’écoute, puisqu’on ne sait pas toujours à quel moment on atteindra le fond de la souffrance, à quel moment il devient possible de la dissiper. La psychanalyse a déjà montré que la cure a sa propre temporalité liée aux besoins du patient de se raconter2. En plus que la rationalité discussionnelle appelle une temporalité calculée, mesurée (le temps de parole doit être égal pour tous), la mémoire exige un temps non-défini. Le définir c’est déjà museler celui qui a à se raconter. Si raconter sa souffrance appelle la sympathie d’autres, souffrants eux-mêmes ou non, il se transforme vite en déception ou torture à ceux qui ont besoin aussi de se raconter. La durée pathologique à laquelle donne lieu la douleur ou la souffrance engonçant le souffrant dans sa souffrance, interceptant l’ordre de généralité rend difficile les échanges de douleur, et convertit l’écoute, jusque-là comprise comme la méthode indispensable, en malaise, et besoin d’être écouté. Outre que les récits de souffrance portent implicitement ou explicitement une charge d’accusation ou de dénégation de la souffrance des autres comme moindre souffrance, ils ne rendent pas encore possible un récit partagé d’où se serait accosté une commun-auté.

La philosophie politique des sociétés postesclavagistes ne peut pas partir d’une postulation théorique du contrat et du vivre-ensemble fondé sur un ordre unitaire. Le problème préalable porte sur la possibilité du contrat minée par les souffrances, les mémoires souffrantes et les « sujets traumatisés », diabolisés pris dans les dards de la blessure de leur intimité, de leur corps. Ce sont des sujets divisés dont la capacité de se mettre ensemble est entravée par le sentiment de la singularité de soi comme sujet souffrant.

Si nous nous référons au principe fondamental du contrat tel que nous le rencontrons chez certains philosophes modernes, Hobbes et Locke, plus précisément, le contrat exige un ordre social ou naturel d’égalité et de liberté qui permet aux individus choisissant d’aliéner leurs privilèges au profit de la nouvelle réalité à instituer, la « société civile » par opposition à l’ « état de nature ». Il est vrai que les individus auxquels font référence les philosophes politiques semblent être sans chair et sans inscription historique ou culturelle. C’est ce qui rend plus facile la question, puisqu’il devient clair, selon la fiction théorique du contrat, que les individus en question sont sans qualité, sans divergence, et seraient par l’égalité en mesure de préserver cette égalité par-delà l’ « état de nature » au sein de la société politique. Dans notre cas historique et politique particulier, il est impensable de supposer une égalité théorique puisque la société s’est instituée historiquement sur le déséquilibre des relations horizontales entre l’esclave, l’affranchi et le colon. L’inégalité, la domination et l’exploitation constituent le fond expérientiel des individus postesclavagistes. La violence fonde paradoxalement les sociétés coloniales esclavagistes.

Le sujet moderne, neutre ou abstrait, parvient à penser le contrat du fait qu’il ait déplacé une charge de ses violences vers d’autres corps, vers d’autres extériorités ; étant apaisé avec lui-même et avec ses pairs, il a jugé bon de se préserver. Par ailleurs, les grands théoriciens politiques de cette tradition ont omis de souligner que la liberté et l’égalité ont eu l’esclavage comme condition de leur possibilité. Il a fallu instituer un ordre social extérieur non monté sur l’égalité et la liberté, mais sur l’infériorisation, la hiérarchisation et l’exploitation sans lequel elles ne seraient que vœu pieux au profit de l’ordre de guerre qui s’est imposé antérieurement à l’institution coloniale. En effet, les terres coloniales, en plus de leur fonction de terre d’exploitation et de violence, furent des terres où ont été transposées les inimitiés européennes. L’État moderne et la colonie sont contemporains. Ils sont nés en même temps. Au passage, soulignons que la modernité produit deux ordres de gestion des corps : la liberté et la servitude.

L’expérience sociale, historique, politique et anthropologique des sociétés postesclavagistes requiert de prendre en compte une humanité incarnée dans ses expériences. Dans ce cas, avoir recours à la philosophie selon son habitus théorique devient un pari risqué qui conduit souvent au sentiment que ces sociétés sont rebelles au cadre théorique proposé par les philosophes européens qui, du haut de leur prétention de forgeurs de l’universel, proposent des conceptualisations situées. Certains auteurs haïtiens s’embarrassent d’un sentiment de honte, ou de culpabilité à force d’échouer dans leur tentative de forcer la société haïtienne à s’accorder au corset théorique étroit de la philosophie et des sciences sociales européennes, et accuse la société de ne pas répondre aux conditions de la modernité. Ils en font comme si le problème n’est dans les procédés de théorisation, mais dans l’expérience. Paresse ou passion de l’exotisme !

Or, à se mettre à l’écoute de la question haïtienne, on peut comprendre qu’il se passe quelque chose d’original qui suscite un mouvement d’aller-retour. Une dialectique tendue entre la théorie et l’expérience vécue, telle est la posture du travail de théorisation qu’il faut mettre en œuvre. Non du replâtrage, mais de véritable création conceptuelle et théorique.

Revenons, par un autre aspect, à la question de la fondation politique : elle présuppose au moins deux éléments. Elle implique que la société haïtienne n’est pas encore fondée politiquement. Tout ce qu’on aurait pu avancer montre quelques failles. Certains avancent la parenté comme élément de légitimation dans la société. Jusqu’à un certain temps, nous étions convaincus de cette hypothèse. Mais à présent, il est facile de comprendre que la parenté, bien qu’elle se manifeste avec une grande amplitude dans la société, ne se restitue par de la même manière d’une famille à l’autre du fait, aussi, que les discriminations sociales, économiques, politiques voire éducatives commencent par la parenté. Celle-ci est davantage condition de dislocation que de lien. Si elle permet à certaines familles de justifier leur pouvoir ou domination, elle enferme d’autres dans la servitude et le mal-être. En Haïti, on parle de malsite pour désigner ce mal-être de la manière dont est cité. La parenté c’est aussi le nom… et le nom est un marqueur qui montre combien il est loin de faire de la parenté le fondement de l’ordre social.

On aurait pu avancer l’expérience esclavagiste vraisemblablement que les Haïtiens auraient en partage entre eux. Ce serait se méprendre des réalités coloniales esclavagistes où la société fragmentée selon la logique économique d’exploitation, la logique raciste de partage des eaux et la gestion politique des corps au profit des capitalistes blancs et chrétiens. Mais c’est du côté de la mémoire et du récit qu’il faut montrer les modes d’appropriation de l’esclavage dans la société laissant transparaître la tension, le dissensus qui tiraille la société où le commun s’effrite au profit des intérêts de groupe qui se pose en seul lieu de légitimation de la société. Certains se réclament de l’Europe et de ses traits culturels, d’autres sont tantôt relégués au bas-fond de l’humanité tant sont considérés comme souches d’une culture vivace et vivante. De part et d’autre, aucun ordre de généralité ne permet de prendre en charge la pluralité des héritages et les tensions qui les travaillent.

Certains se persuadent que le vodou semble constituer ce socle ferme par où se tiennent ensemble les Haïtiens. Sur ce point, les euphories dissimulent par moment les traumatismes mémoriels, et les représailles et les répressions des croisades de l’intérieur et les discours racistes émis sur le vodou par des Haïtiens reprenant à leur compte certaines thèses d’étrangers.

On pourrait supposer que le territoire soit un socle d’unité. En effet, nous habitons le même territoire et sommes disposés à nous sacrifier pour son intégrité dans la ligne droite de nos ancêtres qui se sont battus pour son émancipation du régime colonial. Tel est le lieu commun du patriotisme haïtien. Pourtant, le discours patriotique a toujours été une réaction d’une certaine « bourgeoisie »3 face aux frustrations infligées par la communauté internationale devenue insolente. Mais ce patriotisme prend souvent la forme de trahison, puisqu’il abandonne le paysan, le peuple face à la cruauté de cette communauté. En plus que cette terre est revendiquée par les groupes plus divers…Certains se la revendiquent en s’inscrivant dans une généalogie construite en refus à d’autres généalogies possibles.

Le deuxième élément que requiert la question concerne la nécessité de penser la communauté à partir de la diversité mais non de l’unité. Cette fois-ci, au lieu de nous demander qu’est-ce qui fait lien entre les Haïtiens, nous devons en venir à nous demander : comment penser le lien et l’institution sociale et politique dans un contexte de diversalité, de pluralité sans fondation ? Nous avons montré combien la question du lien est problématique du fait qu’il semble difficile de trouver un nœud qui serait le lieu du lien social haïtien. Dans cette perspective, la tentative n’est pas de trouver le lien, mais de le constituer. Si la philosophie politique se propose de se saisir de la société haïtienne, elle est appelée à penser non la fondation, mais les conditions de possibilité de la fondation et la modalité de la fondation vue qu’il s’agit d’une société fondamentalement plurale ou diverselle. Il faudra prendre en compte la pluralité des récits, des mémoires et leur mode de construction des espaces et des formes de vie. Il faudra aussi prendre en compte les probables collusions des récits et des mémoires divergentes qui portent les conditions de certains conflits irréductibles portent par des affectivités troublées, blessées intolérantes par occasion.

Pour ce faire, il faudra que cette philosophie ait recours d’abord à une sociologie de la diversité mettant en œuvre les formes de production des minorités et leur mode de revendication et de récupération des traits de domination tout en dénonçant les discriminations vécues. Il faudra aussi mobiliser une sociologie pragmatique qui permettra de faire ressortir les normativités qui soutiennent les mouvements de revendication, de dénonciation. Par ailleurs, il sera important d’articuler cette sociologie des mouvements sociaux fondés sur des appartenances culturelles et historiques à une sociologie des réseaux pour comprendre les formes d’alliance qui se font et se défont. Fondamentalement, cette philosophie politique de la diversalité doit procéder à une critique de l’État comme lieu d’un groupe dit généralement majoritaire, qui se joue des minorités par son refus de donner une incarnation concrète des principes politique d’amélioration des conditions de vie. Il faudra suspecter l’idée d’un État comme lieu vide… Le lieu de l’État est occupé et escamoté par le groupe qui l’occupe. Nous devrons arriver à la question comment vider l’Etat de ces passions ethniques ou historiques pour en faire un véritable lieu vide, seule condition de faire advenir un ordre de jeu politique comme pratique d’improvisation et de performance, qui laisse venir la communauté sans la constituer d’avance. Donc, il est clair que cette philosophie s’articulera autour d’une démarche critique et déconstructive et une démarche constitutive d’un régime politique de la diversalité.

 

 

Edelyn DORISMOND

Docteur en Philosophie

Directeur de Programme au Collège International de Philosophie

Membre du Conseil de LADIREP

Responsable de l'Axe 2 de LADIREP

1Fabienne Martin, Reconstruire du commun. Les créations sociales des lépreux en Inde, Paris, CNRS/Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2011.

2Alain Vanier, La fin de la cure”, Figures de la psychanalyse, 2010/2, n° 20, p 81-92 ; Gérard Pommier, « la fin relative de l’analyse », Figures de la psychanalyse, 2002/1, n° 6, p. 123-143.

3La bourgeoisie haïtienne, tandis qu’on massacrait les paysans du Nord, de l’Artibonite et du Plateau Central, recevait joyeusement les Chefs des assassins dans les salons de ses cercles mondains et dans ses familles. Complice consciente de l’Occupation, elle se mit à son service, rampa aux pieds des maîtres en quête de reliefs : présidence de la République, fonctions publiques. Les uns furent contentés, les autres non. Le parallèle est saisissant entre les rapports de classe à Saint-Domingue et dans l’actuelle République d’Haïti. Colons français et impérialistes américains. Affranchis et bourgeoisie contemporaine. Esclaves et prolétariat haïtien. Jacques Roumain, « l’écroulement du mythe nationaliste », disponible en ligne. Nous soulignons qu’en dépit de l’aspect hâtif, peu nuancé du rapprochement établi par Roumain, il montre par ailleurs combien un certaines structure de pouvoir et de trahison traverse l’histoire haïtienne. Le plus caractéristique de cette structure s’observe particulièrement dans la propension des « élites » à faire cause commune avec les étrangers contre la société haïtienne. C’est le signe que ces élites entretiennent une relation de mise à distance de la société qui leur permet de se réaliser.

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13 octobre 2017 5 13 /10 /octobre /2017 13:55

 

Qu’est-ce que fonder politiquement les sociétés postesclavagistes, celles qui ont été moulées dans les mailles du dispositif esclavagiste ? Cette question doit surprendre. Elle doit surprendre du fait de son caractère, à première vue, superflu, puisqu’en réalité toute la tradition de la philosophie se présente comme une pratique théorique de fondation du monde ou de la nature. Cette tradition de la philosophie générale nourrit en conséquence la philosophie politique, hantée par ce même souci de fondation. Celui-ci semble recevoir sa manifestation explicite dans la modernité, marquée par l’institution du sujet comme instance de fondation métaphysique et de souveraineté politique. Le souci de fondation de la politique, depuis Bodin ou Hobbes, devient la tâche de la philosophie, qui ne propose pas seulement le meilleur régime de gouvernement, mais surtout les conditions d’avènement du vivre-ensemble, les conditionnalités du social et de la politique qui semblent en même temps suggérer le sens de l’organisation sociale et politique. La question de la fondation devient ainsi question des modalités de l’être-ensemble, du vivre-ensemble sous fond d’une conflictualité irréductible et nécessaire, qui assure paradoxalement le maintien de l’individuel et du collectif, de l’intérêt particulier et volonté générale au regard de la fiction d’un projet ou d’une aspiration partagée.

Cette question surprend aussi, puisque notre manière de la formuler peut présupposer une forme de mépris de cette prestigieuse tradition. En effet, elle comprend un implicite qui dirait que cette tradition ne concerne pas les commun-autés historiques postesclavagistes, ou bien, se révèle insuffisante pour penser ces communautés, notamment lorsqu’il s’agit de rendre compte de l’esclavage défini comme l’institution paradoxale, en ce sens qu’il institue à partir de l’in-instituant le plus obscur la violence.

Si la question surprend dans ces deux perspectives, elle a atteint son but principal qui est d’annoncer d’entrée de jeu un style de questionnement qui reprend sans la reprendre, qui mobilise pour en discuter la pertinence, la tradition de la philosophie politique moderne occidentale. Elle reprend cette tradition par le besoin même de penser une ou des fondations pour ces sociétés. Elle ne la reprend pas entièrement, puisqu’un ensemble de considérations nous invitent à mettre à distance la méthode de cette tradition. Nous soupçonnons l’incomplétude des concepts de la philosophie politique moderne à nous aider à penser les sociétés nées de la violence décapante, l’esclavage, qui est notre fondation historique et philosophique.

Donc notre question de départ renvoie à deux ordres de questions. Le premier concerne les sociétés que nous désignons de postesclavagistes. Le deuxième interpelle la philosophie politique moderne dans sa manière de penser la politique par abstraction de l’histoire, des identités, des mémoires selon un habitus théorique qui feint la non-inscription temporelle et spatiale (historico-culturelle) comme gage de vérité universelle des arguments proposés.

Dans cette réflexion nous laisserons pendantes un ensemble de questions portant sur les sociétés postesclavagistes. Par exemple, le passage de l’esclavage au postesclavage supposant le problème de sédimentation ou de l’habitus ; la compréhension de l’esclavage entendu comme dispositif de dépossession du corps et de soi et inscrit dans l’anthropologie naissante du 17e-18e siècles, elle-même prise dans le grand récit de la théologie chrétienne et de la philosophie de l’histoire posant un ordre de salut ou de progression qui devient schème de classification des sociétés. Par ailleurs, si nous tenons compte de l’esclavage comme creuset des sociétés postesclavagiste, si nous revenons sur la dynamique de ce dispositif dont l’abêtissement est le nom, précisément si nous restons attentif à sa vertu paradoxale d’instituer sans instituer, il est important de nous demander en quoi y a-t-il lieu de parler de « sociétés » postesclavagistes qui se sont instituées sur le fond abyssal de la violence et du dissensus ? Quelle fondation est-il possible de leur attribuer ?

Édouard Glissant, ayant été attentif au devenir de la société martiniquaise, constate toute la difficulté pour le Martiniquais de dire nous, toute la fragilité d’un nous troué : « Nous qui ne devions peut-être jamais former, final de compte, ce corps unique par quoi nous commencerions d’entrer dans notre ampan de terre ou dans la mer violette alentour (…) ou dans ces prolongements qui pour nous trament l’au-loin du monde ; qui avions si folles manières de paraître disséminés ; qui roulions nos moi l’un contre l’autre sans jamais venir à entabler dans cette ceinture d’île(…). Nous éprouvions pourtant que de ce nous le tas déborderait, qu’une énergie sans fond le limerait, que les moi se noueraient comme des cordes, aussi mal amarrées que les dernières cannes de fin de jour, quand le soleil tombe dans l’exténuement du corps, mais aussi raides et têtues que l’herbe-à-ver quand elle a passé par ta bouche. Et pourtant chaque moi, devenant je ou il sur l’humide éclat du jour, s’emprisonnait dans un opaque mal assuré, comme d’une île qui se serait enfoncée en des lointains évasifs. Parce que nous ne commençons jamais de chanter ni de sculpter, sur pierre ni bois nos récits1. » En effet, le nous n’est pas absent, il s’exhibe selon une rationalité qui fait que les « je » s’entrechoquant font constamment irruption dans le discours pour poser un nous improvisé pour le besoin de la cause. Le « nous », au contraire, est en inflation, en prenant la forme de la confiscation, de la trahison ou de la parole dérobée par de prétendus porte-paroles autoproclamés. L’étude stimulante et perspicace de Maximilien Laroche, soucieux d’esquisser les éléments du discours haïtien, montre les variantes de ce nous et sa force de confiscation et d’occultation qui conduit en fin de compte au constat que le nous haïtien ne témoigne pas d’une communauté présente ou à venir, mais accuse une propension à s’ériger en scribe d’une communauté d’aveugles et de muets au nom desquels l’on parle. Cette propension dissimule aussi la prétention de profiter de tous les attributs du nous qui est en même temps réifié, instrumentalisé. Maximilien Laroche présente avec bonheur une analyse de la place du locuteur arguant son « nous » où se met en arrière-plan une communauté inexistante et le projet de manipulation du locuteur : « L’Haïtien qui tient un discours devrait savoir et surtout faire savoir quelle distance il met entre mwen et nou dans le nou qu’il utilise, étant donné que ce prénom est à la fois un nominatif et un vocatif et qu’à ce dernier titre il englobe les singuliers dans le collectif mais sans les absorber, supposant plutôt un dialogue entre eux. Et bien entendu, cet énonciateur devrait savoir et faire savoir quel coup de pied ou sacrifice il est prêt à endurer pour voir ce dialogue effectivement mené. Il devrait dire au nom de qui, à qui et pourquoi il parle. Sans jeu et en laissant tomber les masques. Mais c’est ce qui est occulté et passé sous silence chez des locuteurs qui feignent de parler au nom de tous alors qu’ils ne parlent que pour eux-mêmes ; qui font mine de dialoguer tandis qu’ils monologuent sans vergogne. 2» Ce que les réflexions de Glissant et de Laroche permet de présenter comme acquis théorique essentiel est l’atomisation de ces sociétés où toutefois un « nous » advient fragile et sans assise, qui se constitue au gré des opportunités et des situations, des manières et des occasions.

Cette difficulté à faire société rencontre l’institution du commun, de la question du contrat, telle qu’elle est établie dans la philosophie politique moderne. Il est difficile d’écarter l’expérience esclavagiste dans la constitution de cet ordre de relations fondées sur la fabrication improvisée et utilitaire de la communauté comme pis-aller d’un projet personnel. Du coup, le véritable nœud problématique d’une philosophie qui s’élabore en élaborant une compréhension de ces sociétés est dans ce cas la question de la mémoire et du corps. Par exemple, la somatisation de certaines expériences liées à la Traite négrière ou à l’esclavage qui reviennent sur des modes corporels3 de gestes ou de pratiques culturelles indique que le « sujet » postesclavagiste est hanté ou possédé, telle qu’elle est magistralement présentée par Franck Degoul, montre qu’une mémoire portée précisément par le corps travaille les relations interpersonnelles redéployant à notre insu les pratiques brutales de l’esclavage. Cela conduit à deux remarques au moins : d’une part, l’esclavage avait raturé l’esclave à la fois de la subjectivité et de la citoyenneté ; il a été écarté de l’ordre de l’humanité et de l’égalité et de la liberté : les préalables de la politique. Saisi par un dispositif abêtissant, inscrit en dehors de la politique, il devient difficile de s’instituer en ordre d’égaux, malgré le culte qu’il voue à l’égalité. S’il s’adonne à un « culte de l’égalité »4, c’est au fait que celle-ci soit absente et se manifeste dans des pratiques de corps, c’est-à-dire des réactions spontanées, parfois violentes présupposant un sentiment d’égalité. La deuxième remarque vise cette impuissance ou cette puissance infructueuse à laquelle donne lieu cette mémoire hantée, ce corps traumatisé et insatisfait. Ce corps bouillonnant de blessures saisit la politique comme mode d’irruption, comme forme d’intervention subite, chirurgicale dans l’espace socio-politique. Il la comprend comme temps de défoulement, comme espace de récréation déjouant dès lors les règles de jeu surprenant les acteurs officiels. De part et d’autre, le corps postesclavagisé étant pris dans le dispositif chosifiant de l’esclavage qui en attribue la gestion, la possession au maître ou au colon, devient un corps fatigué, épuisé dont la vitalité se manifeste dans une compulsion de répétition5. Les deux remarques présentent le statut du citoyen postesclavagiste dont la libération n’est pas véritablement achevée pour faire advenir un ordre nouveau. Le plus important toutefois que suggèrent ces remarques est la question fondamentale de la mémoire, du récit (historique) et de l’identité dans l’institution de l’ordre politique, et la difficulté de procéder selon la méthode de la philosophie politique moderne : comment se raconte-t-on l’histoire dans ces sociétés ? Comment mobilise-t-on, et au nom de quoi, la mémoire ? Ce sont des questions préalables à toute philosophie politique des sociétés postesclavagistes (haïtienne ou caribéenne). Autrement dit, et ici nous nous attaquerons au deuxième ordre de question, la philosophie politique doit préalablement se dé-faire d’une prétention, celle de ne pas s’intéresser aux histoires, aux mémoires et aux identités qui deviennent des vertus indispensables pour penser la complexité du vivre-ensemble, de l’être-ensemble autre(ment).

En réalité, cette injonction faite à la tradition de la philosophie n’est pas sans pertinence. Elle renvoie à l’habitus théorique de la tradition, dont certains philosophes actuels se démarquent6, qui met toujours entre parenthèses l’histoire dans la quête d’un principe a-temporel au moyen d’une conscience ou d’un sujet pensant dépourvu d’affectivité. Ce réflexe, lui-même, a semble-t-il, répondu à l’injonction cartésienne qui exige, dans sa démarche réductionnelle, la nécessité de mettre entre parenthèses l’histoire, la tradition, le récit, dans l’institution d’une subjectivité éternelle et dominatrice de toute altérité (le monde, le corps, etc.) Descartes a laissé à la philosophie une passion : celle de négliger l’incarnation historique et culturelle des hommes et des choses dans leur déploiement. Évidemment, certains philosophes ont contesté cet universalisme de la raison occidentalo-européenne, mais ils ne se sont pas toujours intéressés à penser la diversité comme réalité fondamentale de l’existence. Dans leur projet de conceptualisation, la diversité reste un moment qu’il faut dépasser dans sa subsomption au concept de l’un-ité. Rendre le concept plus cohérent, plus univoque tel est le mot d’ordre. Ce n’est en réalité qu’une manière contournée d’escamoter la pluralité, la diversité, l’hétérogénéité, l’opacité qu’il faudrait laisser advenir dans leur advenance même.

1Edouard Glissant, La case du commandeur, Paris, Points, 1981, p. 15-16.

2Maximilien Laroche, Le non-dit du discours haïtien », disponible en ligne.

3Franck Degoul, Dos à la vie, dos à la mort : exploration ethnographique des figures de la servitude dans l’imaginaire haïtien de la zombification, thèse de doctorat, Université Aix-Marseille, 2005.

4Alix René, Le culte de l’égalité. Une exploration du processus de formation de l’Etat haïtien et de la politique populaire au cours de la première moitié du dix-neuvième siècle (1804-1846, 1846, Thèse de doctorat, Université Concordia, 2014.

5Sigmund Freud, Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981. Freud « découvre que ce qui ne peut se remémorer fait retour autrement chez le sujet : par répétition, par ce qui répète dans sa vie et à son insu. Ainsi, certaines conduites d’échec (dans le cas des névroses d’échec) ou certains scénarios répétitifs où le sujet se voit parfois pris, avec le sentiment d’être le jouet d’une destinée perverse, prennent désormais un éclairage nouveau. » Evelyne Hurtado, « La répétition de Freud à Lacan. Répéter : destin du sujet et voie du désir », disponible en ligne.

6Nous pensons particulièrement à Etienne Balibar.

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23 mars 2017 4 23 /03 /mars /2017 20:17

 Comment nommer ce que nous vivons actuellement dans la société haïtienne ? Nous assistons à la déliquescence généralisée de l’ordre du vivre-ensemble vers une carnavalisation des pratiques sociales où les symboles sont dévoyés et les institutions d’ordre et de lien sont remplacées par la pagaille devenant paradoxalement forme de vie sociale, structure de nouvelles manières de faire société. Ce constat ne procède pas de la nostalgie ; il entend mettre en relief le présupposé anthropologique d’un souci de bien-être qui sous-tend le fait de vivre ensemble ou de faire société. A présent, ‘une seule voix, on déplore le manque de sens et de cohérence dans ce projet d’être ensemble. Nous devons la comprendre comme le symptôme d’un projet de vivre ensemble avorté ou réussi.

 

I

La société haïtienne habite des groupes d’hommes et de femmes, appelé à tort « élite économique », « élite intellectuelle » et « élite politique », qui se donnent pour vocation de pourvoir la société de biens et de services qui lui seraient indispensables, de lui ouvrir des formes de visions du monde et de la société qui promeut le bien-être de chacun et de tous, de mettre en place les structures capables d’assurer ce bien vivre en commun.

Pourtant depuis sa formation, ce groupe à vocation économique, dite élite économique, a préféré se livrer à toutes les pratiques improductives du point de la collectivité pour se tailler la bonne part au détriment de la communauté, qui l’entretient. Au lieu de mettre en place une industrie nationale qui aurait promu l’inventivité haïtienne, favorisé la créativité haïtienne, elle se livre, par contrebande, à la distribution des produits contrefaits, et torpille toute tentative de mettre en place des dispositifs de concurrence et des services de contrôle des produits de consommation. Le grand nombre de citoyens sont exposés à tous les risques de santé. Cette élite dite économique qui se convertit dans la vente et la distribution transforme les villes haïtiennes en déchèteries. Elle préfère la quincaillerie à l'industrie. Elle se gausse des efforts des Dominicains de monter des villes habitables au lieu de créer les conditions de construction d’espaces habitables en Haïti. En effet, dans la société haïtienne une passion de la distinction force cette élite économique à ne rien réaliser de grand, de louable et d'émancipateur dans la seule finalité de se distinguer dans la crasse, dans la boue qu'elle entretient par les déchets qu'elle tire des emballages de leurs produits importés.

Une élite dite intellectuelle, fait très peu usage de l'intelligence créatrice pour soutenir la population dans son effort de faire monde, et se voit incapable ou impuissante de répondre aux problèmes fondamentaux de la société haïtienne. Aucun questionnement systématique sur le style d'organisation sociale et politique qui conviendrait au mieux-être de tous. Au contraire, elle s'accommode en se courbant l'échine au pouvoir politique pour aménager un quant à soi, oasis imaginaire par quoi elle se croit protéger. Oubliant sa vocation, elle pleurniche au même titre que citoyen ordinaire. Prise entre la dépression et la colère, elle pense faire la révolution en étant constamment anti. Anti-capitalisme, anti-liberalisme, anti-dictature et anti-despotisme, mais assez timorée lorsqu'elle devait proposer le choix d’organisation politique, économique et sociale à faire. Elle est, par moment, et certains d'entre eux, de gauche ou progressiste, socialiste ou communiste, mais le plus souvent sans conviction, sans discipline. Etant au pouvoir, elle devient jouisseuse de la vie et de la mort des pauvres gens. Prenant goût du pouvoir, elle devient gestionnaire de la misère de la citoyenneté.

Une élite dite politique fait le va et vient entre le pouvoir et l'opposition, joue l'opportunisme comme vertu politique par excellence en situation de précarité inavouable. Elle devient la risée d'un « peuple » qui se persuade qu’il est plus sage de prendre le risque avec des amateurs que de se faire écorcher vif par les menteurs expérimentés : mieux vaut choisir un nouveau venu que de composer avec les politiciens reconnus. Au lieu de s’interroger sur la possibilité de ré-enchanter les citoyens à la chose politique, elle rampe, elle se conspue davantage en faisant la sous-traitance politique au profit du nouveau venu inexpérimenté, inculte et stupide. L'espace social est vidé de son sens par la désolation que suscitent la corruption, l’incompétence et l’ignorance des apprentis politiciens qui sont incapables de comprendre que la politique a à sa charge le bien-être collectif, qu’elle exige une capacité d’abstraction ou de généralisation ; c’est en cela qu’elle est la plus noble activité humaine.

 Les Haïtiens ordinaires livrent une lutte à mort à la nature, à l’environnement, et se tuent à petit feu : pas d'eau courante dans les foyers, des piles d'immondices parsemées dans les rues comme des décors baroques pour le temps infernal de la corruption généralisée, un air puant conspue corps et âme. Ici, on fait du monde avec de la crasse, de la misère et de la mort calculée...

L'espoir s'efface du cœur des plus jeunes, qui se livrent au raboday, au bodègèt, délire populaire par temps de désespoir et d’absence de sens, de la dissipation du sentiment du beau et de la grandeur. Ici, nous avons inventé une musique, un style de vie, sorte de somnifère pour une longue nuit de déraison au profit des politiciens qui ne sont heurtés par aucune exigence citoyenne. L’incompétence a droit de cité, l’ignorance devient signe distinctif et la laideur valeur esthétique d’une politique macabre et exécrable.

Des malades, jonchant les couloirs des hôpitaux publics comme des guenilles abandonnées par la bourgeoisie dans sa fantaisie mondaine, achètent au compte-goutte des diagnostics qui ne sont pas toujours crédibles, passent des heures interminables dans les hôpitaux fonctionnant comme des épiceries - ici pas de crédit, consultation argent comptant et sur mesure. Hier encore, les médecins, en grève, ont pris en otage des malades, qui ont été contraints de prendre leur mal en patience. Selon les médecins, cette décision reste la seule façon de se faire entendre, mieux de faire pression sur l'Etat haïtien. Des manifestants coupent les routes reliant plusieurs villes à la capitale, laissant les paysans avec leurs récoltes. Ils font eux aussi pression sur l'Etat pour obtenir gain de cause, cela reste leur seul recours pour se faire entendre de l'Etat. Des professeurs suspendent les cours pour faire pression sur l'Etat. Des étudiants interrompent un processus d'inscription de postulant fraîchement sortis du secondaire pour exiger de l'Etat leur nomination sans condition. Enfin, l'Etat fait pression sur la communauté internationale en abandonnant le pays à l'insalubrité, à la corruption, à l'obscurantisme, au raketage de toutes sortes. On n'a qu'à prendre pour preuve le grand système d'arnaque que représente le phénomène d'universités privées qui pullulent comme une épidémie de l'analphabétisme. Les universités envahissent les espaces au même titre que les marchands occupent les trottoirs et les rues tout en défiant l'Etat de les déguerpir.

 

II

Tous ces cas recensés et tant d'autres qui devront attirer l'attention des observateurs permettent de constater qu'il se produit dans la société haïtienne quelque chose d'inquiétant qui se manifeste par l'oubli du commun, par la déchéance de la communauté, au profit d'une atomisation asphyxiante et délétère. Certes, le libéralisme a produit, par les conséquences de ses principes individualisants, des effets pervers des droits individuels qui conduisent à l'atomisation, à la désaffectation des pratiques politiques par le grand nombre des citoyens. Mais, ce que nous vivons en Haïti est loin du dés-emboitement du libéralisme. Il se passe dans notre société quelque de chose de plus catastrophique, puisque cette atomisation crasseuse semble faire office d'institution primordiale de la société. Cela expliquerait la raison pour laquelle même l'Etat soit ravalé au rang d'instance individuelle d'une lutte pour la survie au détriment des citoyens. Une lutte à mort qui semble devenir en même temps un fond de commerce pour les uns et pour les autres, une pratique commune de mise à mort de l’autre par le salut de soi-même. Le petit marchand qui spécule sur le dollar pour augmenter le prix des produits achetés plus d'un mois avant la dépréciation de la gourde opère selon la même logique que le directeur d'hôpital qui autorise de soigner un malade sous condition de payer préalablement. Ces deux cas, et bien d'autres, renferment la même intentionnalité: la vie n'a aucun prix en Haïti. Aucun prix, non dans le sens de l'inestimable, de ce qui serait par-delà tout prix ; au contraire, elle n'a pas de prix parce qu'elle ne vaut rien. Elle est sans valeur. Nous n'avons qu'à voir comment on meurt en Haïti...Ici l’homme (l’humain ou l’humanité) meurt comme des rats et des cafards.

Tel est l'aspect à prendre en compte pour poser la question de la déliquescence des liens, des solidarités qui disparaissent au profit de la méfiance, de l’indifférence (du je-m’en-foutisme) et du silence. La vie est devenue superflue pour l'haïtien ordinaire comme pour le responsable politique, comme pour les agents de l'Etat. Une pulsion de mort, une pratique de mise à mort, travaille la société haïtienne. Il faut la diagnostiquer pour sauver l'humanité en Haïti.

Il faut reconnaître que tous ces cas recensés sont liés, à la fois, par une construction ou une compréhension de l'Etat, et par un mode inédit de la citoyenneté haïtienne (une nouvelle figure de la citoyenneté s’élabore en Haïti, elle se montre par sa niaiserie, son impulsivité à incendier, à ne penser qu’à soi, à ramener tout à son individualité mesquine), qui priorise le saccage, la dégradation au lieu du dialogue. Cette nouvelle figure de la citoyenneté, reconnaissons-le, se nourrit de l'expérience d'un Etat prédateur dont on dit qu'il est faible quand il s'agit d'organiser la société et le vivre ensemble, mais très fort dès qu'il est question d'intervenir pour faire valoir ses prérogatives. Le nœud de la question est celle-ci, qu'est-ce qui tient ensemble citoyenneté délinquante, cette citoyenneté qui n'a de recours que dans la détérioration des biens et des espaces publics, qui s'est refusé au dialogue jugé épuisé et un Etat insouciant, dont le sens est dans le mépris ou la méprise de la vie, de la vie bonne, puisqu'il produit quand bien même une vie banalisée, précarisée et bestialisée. Deux modalités de la violence qui, de part et d'autre, structure les pratiques sociales, politiques et économiques. Qu'est-ce qui les maintient ensemble?  Ce qui maintient ensemble citoyenneté casseuse et Etat bandit c’est l'oubli fondamental que la politique n'est pas un simple jeu, mais un exercice d'êtres convaincus de la perfectibilité humaine, du choix que l'humanité est l'idéal du vivre-ensemble. Citoyen haïtien et état haïtien se confondent dans un marathon à l'annulation réciproque. Ce qui donne lieu à une im-politique, entendue comme la tentative politique d'en finir avec la politique au profit d'une guerre à main nue, en tenant le droit, les règles de jeu, à l'écart. Le sens véritable de la politique haïtienne, qu’il s’agit se son versant social de lutte et de revendication ou de son versant proprement politique d’administration, est l’annulation de toutes formes de règles de jeu en érigeant l’espace en jungle.

Nous sommes à un carrefour de l'histoire où il est important que des voix se lèvent pour couper court à ces mascarades qui font de nous la risée de l'humanité, et font honte à l'humanité en nous, manifestée ailleurs par cette capacité d'indignation(il faut dire que très peu d'entre nous la possède encore), ou à l'humanité comme dette de tout humain face à son prochain. Il faut rectifier quelque chose de la maxime kantienne, non seulement il est catégoriquement interdit de traiter l'autre en moyen, mais surtout il n'est pas raisonnablement justifiable de se livrer à des pratiques qui réifient l’humanité. L'humanité est une finalité, l'étincelle, la lumière naturelle, disent les anciens, qui permet à l'homme de se penser plus grand que le monde. Elle est la voix de l'immense ou de l'infinie richesse que représente l'homme, que le monde, trop exiguë et pauvre, ne puisse contenir ou engloutir. Aujourd’hui, les haïtiens semblent mettre ce sens de l’humanité à l’épreuve dans les politiques de banalisation, dans les pratiques d’usure de la vie et de la dignité.

Lorsqu'il est interdit à l'homme de se traiter en moyen, en chose, en instrument, cette injonction vise carrément à porter l'homme à se prendre au sérieux sans être grave, de se penser plus grand que le monde sans l'anéantir.

 C’est à ce principe éthique que nous ne sommes pas attentifs. C’est ce qui nous fait obscurcir l'expérience humaine dans des pratiques qui deviennent formes diverses de raturage de l'humain. Humain trop peu humain. Telle est la raison qui pourrait expliquer l'état de la politique chez nous, sorte de gageure où se livrent dans une guerre mortelle les citoyens haïtiens, marqués par une pulsion de mort inouïe.

 

III

La fiction élaborée par la philosophie politique moderne montre quelque chose de particulier de l’expérience politique en général. Elle indique avec assez de vigueur que l'avènement de la politique s'établit sur un paradoxe, celui de réduire la guerre de chacun contre chacun. Donc, avant la politique, elle suppose un état de guerre que seule la loi de la conservation de soi entretient la logique des rapports d'entraide ou de lutte. Mais il se révèle qu'une telle loi ne rend pas encore possible le vivre-ensemble selon l'intérêt commun de la préservation de l'espèce humaine. Telle est semble-t-il la leçon qu'il faut tirer de cette philosophie politique qui reconnait que la politique est le lieu d'où advient l'humanité. Autre paradoxe qu'il faut souligner au passage : en même temps que la politique advient en s’accompagnant d’un ordre d’humanité elle rend aussi possible l'irruption d’une tendance à l'inhumanité comme procès de destruction de la politique. La politique est une invention fragile et précaire, toujours précoce du fait de l’impossible raturage de l’inhumain. En ce sens, elle est à la fois tentation à elle-même et à son autre.

La politique, elle-même, est prise dans un paradoxe. Elle surgit sous le fond d'une incertitude quant à la pérennisation de l'espèce humaine promue à l'humanité. Donc, la politique gère une lisière, sa nature est celle de tenir dans une bonne entente les deux bouts d'une réalité humaine, l'animalité et l'humanité. Toutefois, quand elle même se donne à la culture de l'animalité, elle tombe dans le bas-fond qui la perd par sa vocation. En ce sens, toute la biopolitique, inspirée de l'esclavage, mise en place par l'État haïtien, n'est qu'une patience mise en œuvre d'une non-politique, qui devient maintenant bouffonnerie d'un groupe d'individus qui s'oublient, et qui sont loin de faire honneur à l'humanité.

Écartons toute suite, les objections qui risquent de contester cette hypothèse en avançant la révolte des esclaves comme choix d’une politique de l’humanité, l'indépendance de 1804 comme indices de notre humanité, de notre apport à l'humanité. De telles objections auraient négligé un élément simple: l'humanité peut se perdre. Si par l’indépendance, nous avons fait signe vers l’humanité, nous ne sommes pas depuis longtemps en adéquation à cette promesse, à cet héritage. N'étant pas à l'écoute de la tradition, du moment fondateur, l'humanité se dessèche et devient fumier d'elle-même. Nous sommes vraisemblablement à ce niveau de notre expérience dans l'humanité, et ce que nous essayons de suggérer consiste à rappeler que nous courons le grand risque de nous voir plongés dans l'incertitude de l'état de nature où l'entraide cède le pas à la survie et la déchirure, à la mise à mort de chacun contre chacun.

Cependant, si nous en sommes arrivés à ce stade, il faut trouver la cause dans les conditions de l'expérience politique haïtienne, mais surtout du mode de mise en commun. Nous voulons revenir encore une fois sur ce débat déjà entamé avec Carlos Avierl Célius en retenant que le contrat ne saurait se produire ni par représentation ni par le haut, au moyen d'un petit groupe de décideurs ou généraux, tel qu'il l'entend avec le gouvernement de Toussaint Louverture. Le modèle social haïtien n'advient pas par l'entente; le lien qui se faisait fut celui de la mésentente, de la dissension, un ordre de conflictualité. Une sorte d'être ensemble malgré soi, du fait de la présence réelle d'un ennemi spontanément, conjoncturellement qui devint commun. Si, anthropologiquement, le groupe se compose en se dressant des ennemis extérieurs qu'il considère comme des « barbares », dans le cas haïtien l'inimitié ne fut qu'une passion qui s'est mal tournée, qui est devenue mélodrame. Le tragique devient la cohésion interne. Pour qu’on pût arriver à une communauté haïtienne véritable, il aurait fallu détester l'ennemi et s'aimer soi, s'aimer l'un l'autre. Ce qui n'a pas pu se réaliser, du fait que l'institution d'un lieu anthropologique haïtien soit hantée par la passion de la civilisation, de l'autre, de l'autre civilisé, archétype de l'humanité.

Aucune société n'invente son humanité de l'extérieur, même si elle a besoin de l'extériorité pour instituer cette humanité qui doit poindre de sa sensibilité fondamentale, ce qui nourrit sa relation aux choses, aux autres, au ciel, à la terre et aux dieux, pour paraphraser Heidegger. Sur ce point particulièrement, les Haïtiens ne s'entendent pas, chacun semble avoir son ciel, sa terre et ses deux. Donc chacun son monde, pas de monde haïtien. Et, le plus caractéristique est que chacun produit son monde tel que l'(A)utre l'apprécie. Nous ne sommes pas encore fondateurs de nous-mêmes. Certainement, nous aurons évidemment besoin de l'autre, mais ce besoin ne sera pas pour valider ce que notre sensibilité nous donne comme sens du monde. Il n'y a pas de bon ou mauvais, de pertinent ou d'impertinent sens du monde. Tout sens du monde est un absolu et prend sens de notre rapport à l'absolu. Qu'est-ce qui fait sens pour les Haïtiens?

Cette question conduit au constat que le sens fondamental que produisent les Haïtiens consiste à être contre soi-même dans ses relations l'autre, donc facilement à s'embobiner dans les mailles mises en place par l'autre. Cela s'est produit dans les moments les plus essentiels de la vie intellectuelle de la société haïtienne.

Les théoriciens du 19e siècle, ceux-là qui ont emprunté la voie de la dialectique, de la lutte intellectuelle dans la consolidation et la défense de l'indépendance, ont lutté avec les armes de l'ennemi, sur son terrain. Telle est la raison de leur victoire en demie teinte  anthropologiquement et politiquement. Voilà ce qui explique la difficulté de faire advenir un véritable Etat d’égalité et de liberté. Aujourd'hui encore, on crie haut et fort que ces théoriciens avaient gagné la lutte. Illusion. Comment pouvaient-ils gagner cette lutte quand leur concept de civilisation a été élaboré dans les interstices de la théologie et de la philosophie de l'histoire de l'Europe? Comment auraient-ils pu procéder autrement, lorsqu’ils étaient incapables de constater qu’il était impertinent de lire la situation haïtienne à l’aune des catégories anthropologiques, historiques et politiques des anciens colonisateurs. Ils ne se donnaient pas la peine d'observer qu'une expérience nouvelle de l'histoire s'est imposée dans la société haïtienne dont ils étaient les témoins.

En se trouvant dans la situation de revendiquer l'égalité montre que l'histoire haïtienne est celle de la souffrance, de la douleur, de l'injustice. Se trouvant dans la nécessité de penser l'égalité des races à été signe de la biologisation ou de la naturalisation de rapports sociaux, politiques et culturels. Ne pas le remarquer c'est reconduire le naturel au sein de la politique à son insu; c'est réduire la politique à une machine biopolitisante qui produit des êtres de trop, des bêtes de somme. Ainsi la pensée haïtienne, essentiellement anthropologique, produit des catégories qui renvoient au procès de civilisation et de barbarisation. En fait, une hantise travaille l'anthropologie haïtienne comme politique de partage d’étiquettes, celle d'un soupçon: un petit groupe d'hommes et de femmes de la société se posent en représentant du genre humain, et se doutent de l'humanité du grand nombre. La politique, dans ce contexte de soupçon, devient processus de civilisation, prétexte du laisser mourir à petit feu. Ailleurs, nous avons parlé de la politique de la survie pour traduire ce dispositif qui ne produit que des êtres superflus.

Tel est l'endroit en direction duquel il faut mettre le cap pour esquisser une compréhension de ce qui se passe dans cette dynamique macabre où état et citoyen se livrent une guerre sans pitié dans le raturage de l'humanité, l'un en se refusant de créer les conditions d'une vie digne, l'autre en raturant toutes conditions de maintenir l'humanité étant en sursis. Une pulsion de destruction travaille de part en part la société, les groupes, les individus et les institutions publiques ou privées. Le véritable mot est la haine de soi.

 

Edelyn DORISMOND

Directeur de Programme au CIPh

Membre du Conseil de LADIREP

  

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2 septembre 2016 5 02 /09 /septembre /2016 19:33

Jean Price Mars, en conclusion à sa conférence intitulée, Esthétique dans les races, reprise dans son recueil, La vocation de l’élite, écrit à la suite d’Edmond Paul, que la « question sociale » d’Haïti « peut être bien d’abord une question d’esthétique ». Cette conférence s’était inscrite dans le prolongement d’une première conférence où il avait été question d’« analyser les divers points de vue auxquels les anthropologues se sont placés pour classer les races. » Il s’agissait d’une vieille préoccupation des intellectuels haïtiens depuis de Vastey de prendre à leur corps défendant ces thèses anthropologiques, qui justifiaient l’infériorité des races non caucasiennes, particulièrement de la race noire, en conséquence, les Haïtiens. On n’en vient pas, dans l’histoire de la pensée haïtienne, à l’anthropologie ou à l’ethnologie par simple curiosité intellectuelle, par simple goût de la science ; c’est un détour obligé pour contester le discours racialiste infériorisant et fonder la dignité de la race haïtienne que l’on conspue constamment au nom de la civilisation et de la race blanche : l’anthropologie et l’ethnologie constituent des arts de la da résistance, des pratiques de combat contre un occident narcissique.

Jean Price Mars a rencontré aussi ce besoin de faire le point avec ces interlocuteurs européens, occidentaux sur les positions anthropologiques liées à la race. D’abord, dans Le préjugé des races, titre d’une conférence où il présente l’ouvrage de Jean Finot, qui, de l’avis de Jean Price Mars tout en se détachant en partie aux thèses racistes officielles, n’en demeure pas moins myope sur la question des Noirs et particulièrement de la race haïtienne. Deux disciplines s’allient pour rendre le travail de la réhabilitation des Noirs difficile. D’une part, la plus ancienne, l’anatomie sur laquelle se fonde l’anthropométrie fournit les arguments prenant en compte l’ « influence du milieu, de l’hérédité et du croisement ». D’autre part, la psychologie, qui s’est élevée pour classer « les peuples, non plus sur leurs prétendues différences morphologiques, mais selon leur tempérament et leur caractère.[1] » En vue d’invalider ces thèses qui ne se fondent en vérité que sur des présupposées économiques et politiques, Jean Price Mars fournit deux modèles de Noirs qui permettraient d’argumenter en faveur de la thèse de l’égalité des Noirs et des Blancs. Il s’agit des Noirs américains et des Haïtiens qui ont, malgré les funestes conséquences de l’esclavage, réalisé des exploits civilisationnels importants. A juste titre, Jean Price Mars reconnaît, en ce qui concerne les Haïtiens, qu’« il n’est pas une manifestation d’art ou de science à laquelle ne se soit assouplie notre intelligence. Musique, poésie, peinture, droit, médecine, génie, économie politique, sociologie, sciences appliquées, etc. nous avons fructueusement tout abordé… Après une période d’imitation assez laborieuse, notre littérature a enfin trouvé sa note originale aussi bien dans la satire de nos mœurs que dans l’expression de la troublante beauté de nos paysages. Il y a telles pages de nos écrivains dont la profondeur n’a d’égale que la grâce des périodes et l’on sent enfin passer, dans la somptuosité du verbe, un frisson de grand Art… [2]» Nous en sommes à la rhétorique de la défense de la race noire instituée par de Vastey, qui n’a pas encore trouvé l’appréciation digne de son statut de pionnier et de penseur fondamental en Haïti. La logique de cette rhétorique pourrait être présentée de cette manière : l’on conteste et réfute les thèses racistes avancées par les auteurs européens, et au regard des présupposés qui fondent les thèses contestées on argumente en faveur de la capacité des Haïtiens à performer dans le dispositif de la civilisation, tel qu’il est institué par les Européens, au moyen de l’esclavage et de la colonisation. Nous avons esquissé ailleurs la structure d’élaboration de cette rhétorique, ici nous sommes plutôt attentif au « tournant ethnologique », où la question s’inscrit dans une perspective épistémologique et méthodologique de science expérimentale, donc appuyée d’une perspective d’expérimentale et d’observation de terrain.

Pourtant, si tournant ethnologique il y a comme le reconnaît Carlo Célius, c’est au cœur d’une démarche plus anthropologique, du moins, c’est au cœur d’une ethnologie qui se cherche ou s’élabore dans les mailles du paradigme de l’anthropologie que nous tentons de surprendre la construction de ce tournant. D’où l’intérêt que nous accordons à la conférence de Jean Price Mars portant sur la question de la « Beauté dans les races ». En fait, nous retrouvons encore une fois la même rhétorique : présenter les thèses à contester, exposer leur fondation intellectuelle ou théorique, les contester selon la logique de l’égalité des races tout en prenant l’échantillon haïtien, composé d’une petite frange de la société haïtienne en contre argument à des thèses spécieuses qui visent à justifier la domination blanche par la biologie de la race. Price-Mars formule son questionnement à partir de cet angle de vue : « Acceptons pour infaillibles les lois d’esthétique dont nous avons parlé plus haut. La position de la race noire considérée à ce point de vue serait elle si désavantageuse ? J’ose dire que non. Car l’on retrouve en divers points de l’Afrique des variétés de nègres qui se rapprochent beaucoup de la beauté caucasique quant à la régularité des traits. [3]» L’esthétique de la race reprend les catégories de l’esthétique classique définie par l’harmonie, la proportion et la régularité ; tels sont les critères de beauté qui définissent les races belles ou non, et par quoi l’anthropologue se propose d’apprécier la beauté dans la race haïtienne. Evidemment, le souci est de trouver des correspondances de ces critères dans la race haïtienne : « une autre chose les caractérise toutes aussi : c’est l’harmonie des lignes. Oh ! Ces lignes souples, des méplats de la tête à l’arc du talon, elles révèlent le dessin peu des épaules, la courbe molle des hanches, la justesse des proportions, la noblesse de l’eurythmie. [4]» Price-Mars en reconnaît quelques exceptions où les « traits manquent quelque fois d’une sereine impeccabilité, qui est compensée par l’éclat scintillant des yeux, la magie du sourire, l’ivoire mat des dents trahissent un suprême rayonnement de grâce et de vie.[5] » Malgré cette beauté originale qu’apportent le sourire, la blancheur des dents, il reste que l’étalon d’appréciation se trouve à Paris. C'est-à-dire qu’il serait vain de dessiner un sourire magique où se donnent à admirer des dents blanches et étincelantes, s’ils ne sont pas appréciés selon les modèles de Paris : « et si vous songez, d’autre part que, pour l’élégance du vêtement comme pour le fini de l’éducation, c’est à Paris que nous choisissons nos modèles, vous aurez ainsi achevé le type qui a souvent fait la joie de vos yeux dans les salons de nos grandes villes.[6] » Nous devrons, avant d’en venir à cet important passage sur la question sociale et esthétique, montrer qu’un sérieux tragique travaille le souci d’émancipation des intellectuels haïtiens. Ce tragique que nous présenterons dans les termes d’une entrave dans les mailles du discours, de l’imaginaire colonial marqué par une prétention de s’en libérer, donne généralement à cette rhétorique une allure comique. En effet, l’histoire de la pensée haïtienne de la défense de la race témoigne d’une tragi-comédie, qui présente la manière dont l’intellectuel haïtien serait joué par une détermination dont il se croit libéré. Le nœud de ce tragique est lié à un impossible renoncement aux valeurs occidentales au profit d’une poïétique, d’un processus de créativité à l’œuvre dans la société haïtienne.

En réalité, Price-Mars en est bien conscient qu’il se trouve en face d’un problème. Après un long détour par l’esthétique anthropologique de la race- qui n’en est pas moins une anthropologie esthétique de la race-, il termine par des mises au point qui sont aussi des objections sur lesquelles il a anticipé afin de mieux asseoir son argumentaire sur la beauté des Noirs. Il prévoit les critiques qui l’accuseraient de s’appliquer à une question peu importante : « d’aucuns parmi vous ont dû trouver inutile de nous être attardé à l’étude d’un tel sujet. Ils peuvent insinuer que tout cela n’a pas d’importance et que même, au point de vue des actions humaines, le rôle occupé par certaines personnalités illustrées n’est pas toujours en rapport avec leur beauté. Ni la petite taille, ni le gros dos de Napoléon Bonaparte, ni la face renfrognée de vieux bouledogue de Otto de Bismarck ne les ont empêchés de changer la face de l’Europe (…) Oui, l’on peut dire tout cela et l’on aura raison. Mais, je trouverai grâce devant ceux qui pensent avec M. Edmond Paul que la question sociale de ce pays peut bien être d’abord une question d’esthétique. Dès lors, messieurs, vous voyez bien qu’il n’était pas tout à fait inutile de la traiter devant vous. Je regrette de l’avoir fait d’une voix aussi pâle et incertaine. [7]» La première question qu’il faut poser au regard de ce constat revient à savoir ce que Price-Mars entend, dans l’héritage d’Edmond Paul, par esthétique ? La deuxième, ce sera la plus importante pour nous ici, consistera à prendre très au sérieux ce postulat en le dérivant vers une pensée de l’esthétique, non simplement comme jugement sur le beau, mais comme la modalité du sensible, de la sensibilité comme forme de constitution du monde social ou naturel, comme manière d’instituer d’abord le monde commun et le partage qui s’effectue à partir de ce commun. Nous ne poserons pas, par ailleurs, la question de la communauté- aurait-il ou non une communauté haïtienne, mais nous partirons du constat qu’un commun constitue l’être-ensemble des Haïtiens. D’où la question : quel mode de partage en font-ils ? En vue de répondre à cette question, nous prenons l’ethnologie comme mode de partage du commun, comme pratique d’une politique du partage où des sans-parts sont désignés et étudiés au profit d’une politique de la maintenance des inégalités. En fin de compte, nous pensons trouver dans cette conclusion de Price-Mars une manière d’ouvrir la question de l’ethnologie haïtienne comme politique de l’ethnologie tout en retenant à la fin, en reprenant de Rancière la distinction entre le politique et la politique, que l’ethnologie est une forme de « police » du politique de l’Etat haïtien. Nous reviendrons sur ces concepts pour les expliciter.

Nous nous efforcerons de montrer comment l’ethnologie procède à un « partage du sensible », qui s’inspire de la politique[8] haïtienne et la reprend pour constituer un paradigme d’ « esthétique de la politique », caractérisée par une mise à distance des sans-parts au nom de leur non appartenance à un « sensible » plus étendu que le sensible haïtien, la civilisation euro-chrétienne comme vérité, beauté et progrès. Toutefois, restant dans la terminologie rancérienne que nous mobiliserons, il serait difficile de comprendre cette esthétique de la politique haïtienne sans le « politique », dans le cas haïtien, que nous penserons comme le maintien d’un ordre de partage du sensible colonial au regard des critères de distinctions fondés sur la race. A cet égard, ce que nous désignons de « politique de l’ethnologie » confère à l’ethnologie une fonction analogue à la « police ». Elle favorise le maintien de l’ordre du pouvoir en stipulant que la société haïtienne est composée d’une dualité masse et élite, créole et bossale, paysan et citadin, etc., qui, en réalité, ne cesse de faire le jeu du pouvoir : que ce soit dans la conservation ou la prise du pouvoir qui se réalise à partir de cette logique de race, de son inscription dans le sensible.

Sans y prêter attention l’ethnologie nourrit une politique haïtienne de la civilisation dont la manifestation historique la plus significative est la Campagne antisuperstitieuse. Certainement, on pourra nous objecter que des voix d’ethnologue se sont levées pour critiquer cette Campagne et défendre l’intégrité des pratiques à survivances africaines, il n’en demeure pas moins que la constitution de l’objet, devenu objet de prédilection de l’ethnologie haïtienne, a inspiré les prises de décision politique selon les critères de la civilisation et de la beauté occidentales. L’enjeu de notre intervention est de souligner qu’on n’en vient pas aux sciences sociales et humaines sans suggérer une manière d’organiser les pratiques humaines. En postulant un partage du sensible lié à la civilisation, l’anthropologie et l’ethnologie haïtiennes se sont dressées en « police » d’un « politique » de la civilisation, et produire des ordres de partage en termes de racialisation, biologisation des rapports sociaux, d’extériorisation, d’altérisation du même. L’ethnologie est avant tout production de l’altérité, d’extériorité au sein de la société haïtienne. C’est au sens de cette production de l’altérité extériorisée que nous accordons notre intérêt dans cette communication.

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Price-Mars reprend par d’autres aspects la question de la supériorité de la race. Existe-t-il des arguments qui puissent justifier qu’une race est supérieure à d’autres ? D’abord, il a répondu de manière ambiguë à cette question en montrant qu’il est absurde d’avancer des critères anatomiques, anthropométriques et psychologiques pour fonder la supériorité d’une race sur d’autres. Ensuite, il s’attaque à déconstruire la thèse qui mobilise la beauté comme critère de supériorité d’une race. Toutefois, il se pose la question de la beauté sans s’y arrêter. Il se sent plus concerné par le besoin de débattre et de combattre les thèses anthropologiques que de philosopher sur la beauté proprement dite. S’il se demande de manière explicite, « mais d’abord qu’est ce que la beauté ? », ce n’est que pour transiter vers les questions ou les hypothèses qui appellent un traitement anthropologique de la question : « l’idée de beauté se présente t elle avec un caractère inéluctable et irréductible dans la pensée de tous les hommes ? Ou bien est elle variable de peuple à peuple de telle façon qu’elle soit la résultante d’une certaine conception collective de la vie et qu’elle équivaille, à une philosophie d’art ? [9]» Néanmoins, Price-Mars oriente sa conférence vers une conception de la beauté qui nous porte à la comprendre dans le sens de pratique de l’art. C’est en effet pour cette raison qu’il se dirige vers les Grecs pour préciser au cours de son article le sens de la beauté définie par la proportion, l’harmonie et régularité ; définition classique à laquelle il enlève l’homologation platonicienne de la beauté et de la vérité, pour installer la beauté uniquement dans la sensibilité, dans l’émotion. L’essentiel pour nous est de comprendre ce rapprochement entre esthétique comme art du beau ou discours sur le beau et question sociale. Cela nous conduit à la question suivante : comment entendre ce constat d’Edmond Paul, repris par Price Mars à son compte ? Est-ce à dire que la société haïtienne est traversée par le problème de l’anthropologie esthétique, telle que Price Mars l’a montré pour l’anthropologie générale, et que ce qui se produit dans la société haïtienne ne serait que l’expression de ce qui est l’œuvre à l’échelle du monde occidental raciste et esclavagiste? Ou bien, ne devrions-nous pas étendre le sens de l’esthétique en prenant en compte son sens étymologique où aesthésis renvoie davantage à un « système d’évidence sensibles qui donne à voir en même temps l’existence d’un commun et les découpages qui y définissent les places et les parts respectives [10]» ? Même quand nous n’ignorons pas que Price-Mars ou Edmond Paul fussent loin de présenter leur compréhension de l’esthétique en termes de système du sensible avec ce qu’il renferme d’hétérogène, d’inégal, de « distordu », vu qu’ils ont été plus proches d’une pensée de l’esthétique comme pensée de l’art, nous nous attelons à montrer que l’histoire de l’anthropologie que cherche à déconstruire Price-Mars correspond à une modalité de l’organisation du sensible européen ou occidental défini par les critères de la race, de la chrétienté et de la civilisation technologique et économique. Le sensible occidental se partage au nom du progrès lié à la race et à la religion. Ce même critérium pour une redistribution des parts a été retenu par Price-Mars pour défendre l’ap-part-enance haïtienne à ce sensible, aussi pour esquisser le problème politique haïtien. Mais l’ethnologie en ne faisant que postuler le problème ne produit que les conditions d’effectuation du politique. C’est en ce sens que nous la considérerons comme la « police » du « politique » de la race, qui partage le sensible commun, à ne pas confondre au sens commun, au nom de la race comme critère de distribution et de justice, de la reconnaissance et de l’identité. L’ethnologie, constatant la dualité à l’œuvre dans la société, prend partie en s’intéressant aux sans-parts non pour les inviter à réclamer leur parts mais pour les admirer patauger dans la crasse de l’extorsion qu’en fait le pouvoir ; à étudier le gros peuple, le présenter à la curiosité de l’ « élite » comme l’anthropologie générale présentait les « sauvages » aux civilisés. Elle conforte un découpage de la société qui a été avant tout politique. Telle est l’observation qui nous conduit à considérer que l’ethnologie haïtienne est une politique ; du point de vue de la philosophie politique de Rancière qui nous permettra d’écarter l’ambivalence du concept de politique ici, nous préciserons que l’ethnologie est la « police » du « politique ».

Dans ce cas, considérer que l’esthétique reste la question sociale d’Haïti renvoie à eux considérations. D’une part, dans la société haïtienne, le véritable problème serait la question de la race, la question des couleurs épidermiques, telle que cela a été déjà esquissé par Micheline Labelle, récemment renouvelée par Natacha Giafferi, tapageusement abordée par François Duvalier et Lorimer Denis, et polémiquement exposée par Dorsinvil. Mais nous ne devons refuser que la seule manifestation de la question esthétique soit celle de la couleur épidermique. La race étant mobilisée pour dissimuler une expérience économique et politique de domination, il faut comprendre que l’esthétique comme problème social est aussi problème politique et prend forme dans les modes d’organisation politique fondée sur l’inscription dans les valeurs chrétiennes occidentales. Dans chacun des cas, par ailleurs, s’effectuent d’autres formes de partages qui ne sont pas évidentes mais qui s’imposent aux citoyens selon une pratique d’oppression : le partage se fait au moyen du savoir, au moins de la religion, de la langue, de la proximité à l’Europe par les mœurs, par les gênes, etc. Dans tous les cas, nous sommes d’emblée dans une perspective politique. C’est à ce point que la lecture ranciérienne pourra nous servir en indiquant les modes d’arpentage qui sont à l’œuvre dans la société, et que ces argentages, cette économie de la distribution des parts, des places est déjà politique : s’y intéresser de manière naïve revient à faire la politique du pouvoir établi.

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Il s’est produit au cours de ce que Carlo Célius appelle le « tournant ethnologique[11] » une « rupture épistémologique », qui ne cesse pas moins de reconduire une certaine épistémè liée au piège où est tombée la pensée anthropologique haïtienne. En effet, nous sommes plutôt en face d’un paradoxe qui montre la continuité et la rupture qu’entretiennent l’ethnologie et l’anthropologie haïtiennes. D’un côté, l’ethnologie réhabilite ce qui a toujours été rejeté par l’anthropologie trop désireuse ou préoccupée à défendre la frange civilisée de la société haïtienne en mettant en avant les grandes performances haïtiennes dans les pratiques artistiques, scientifiques de la civilisation européenne tout en écartant par le silence les anciens esclaves comme témoins de la barbarie africaine qu’il fallait dissimuler au regard des interlocuteurs européens. Pourtant, en se démarquant de la posture dissimulatrice de l’anthropologie et de l’ethnologie qui, si elle a opéré un tournant, n’en conservent pas moins une partie de l’imaginaire colonial ou de l’imaginaire de l’anthropologie qui s’institue sur l’extériorisation et l’altérisation d’une primitivité construite, qui devient son objet de prédilection d’observation et d’explication : elle existe par l’invention d’un dehors, le « pays en dehors ». En s’engouffrant dans la brèche laissée par l’anthropologie, l’ethnologie croient réhabiliter la paysannerie, le vodou, les pratiques folkloriques, alors qu’elles ne font que dresser un objet de recherche déjà construit comme l’autre de l’ethnologue, et instituent au sein de la société haïtienne une division duale, qui aura la bonne fortune dans les travaux de Gérard Barthélémy, et qui conforte une politique de l’oppression ou de la mystification au nom de la civilisation, de la modernisation et de la science.

On n’a pas encore précisé que, si le couple « créole/bossale » a pu avoir une large réception dans les sciences sociales haïtiennes, c’est avant tout parce qu’il traduit préalablement un habitus du social haïtien qui présentait la société selon la dualité africaine et européenne. Autrement dit, le dualisme récurrent que nous rencontrons dans nombre de travaux du 19e siècle ou du 20e siècle haïtiens fait écho à une compréhension de la société haïtienne selon la logique discursive coloniale fondée sur la « civilisation » européenne et la « barbarie » africaine. L’une devra donner lieu à des compétences scientifiques de questionnement et de compréhension ; en ce sens, elle procède à l’invention de son autre comme l’anthropologie européenne avait inventé Haïti, les colonies, comme son autre, son extérieur où se déploient les violences inouïes. L’ « autre » devient objet d’exploitation, objet de curiosité d’un sujet postcolonial, qui mime la posture du sujet colonial tout en ignorant, faute d’une critique épistémologique préalable, qu’il est déjà au point de faire autre chose tout en faisant la même chose que son homologue européen. En effet, il fait la même chose en ce qu’il produit une altérité, une extériorité interne à laquelle il soumet les exigences d’étude de l’ethnologie, mais il s’oublie comme partie prenante de cette étude. Il ne fait pas la même chose, au regard de ce principe de distanciation, qui devient impensable, mais au regard de cette théorisation qui est déjà politique du postcolonisé colonisé dans sa manière de se voir et de voir les autres.

Nous devons surprendre l’ethnologie, par sa posture de ne s’intéresser qu’aux pratiques liées à la paysannerie haïtienne, au point de reconduire un préjugé qui consiste à considérer que le vodou ou les pratiques afférentes ne seraient que l’affaire des paysans. Cette suspicion se conforte du fait que l’ethnologie a été l’affaire d’une élite qui cherche à se situer à un ordre de savoir occidental tout en cherchant à s’inscrire dans un lieu non-occidental dont elle seule pourra répondre ; c’a été l’invention d’un quant à soi pour se réfugier contre le déclassement infligé par les élites occidentales. En d’autres termes, le membre de l’élite haïtienne s’inventant ethnologue devient à la fois représentant d’un occident civilisé et porte-parole d’une paysannerie muette, amorphe, massive et ténébreuse. Il institue dans le sensible un partage qui ne fait que consolider sa place comme celui qui distribue les parts, qui fixe les critères de partage. En ce sens, l’élite n’est pas seulement un acteur qui lutte contre d’autres en vue de tirer sa part du jeu de conflictualité, mais celui qui se trouve du côté du politique, du pouvoir qui distribue des parts ou en confisque au nom de certains critères. Dans cette perspective, l’ethnologie procède à une découpe, qu’elle hérite de la sociologie historique de la société haïtienne, mais aussi des pratiques politiques coloniales qui avaient déjà compris que le pays était divisé selon deux formes de médiation : l’Europe et l’Afrique.

Par ailleurs, en le postulant ou en le dressant comme condition épistémologique de son existence, elle apporte une conviction scientifique aux pratiques politiques, qui se livraient antérieurement à des modes de partage selon les valeurs européennes. Par exemple, le Concordat n’a été qu’une perspective policière, dans le sens où Rancière parle de « police », dont la fonction fut d’enrayer dans la culture haïtienne les survivances africaines à l’œuvre chez les paysans, anciens esclaves ou héritiers d’anciens esclaves qui n’ont qu’une mince relation avec les pratiques chrétiennes et françaises, en dépit de l’enthousiasme de Louis Joseph Janvier à présenter les paysans haïtiens comme grands connaisseurs des codes de civilité française. Ce qu’il y a lieu d’observer est que l’ethnologie, en reprenant à son propre compte cette division ou du moins en maintenant l’idée implicite que la paysannerie constitue une société à part entière indépendante de la dynamique sociale globale, éternise une politique de la race : n’est-ce pas ce qu’il faut encore une fois comprendre par l’esthétique chez Price Mars ou Edmond Paul, qui donne à lieu à une science particulière de la paysannerie, de ses modes de vie et de ses pratiques religieuses dont l’arrière-fond reste celui de la race et de sa beauté. Dès lors, elle produit un ordre interne qui lui est propre et un autre ordre propre à la paysannerie. Certainement, le problème serait résolu si l’on ne devait s’interroger sur la dynamique globale de la société haïtienne. Donc de deux choses l’une : ou l’on accepte que la société haïtienne est une en dépit des dynamiques contradictoires, ou bien on la pose divisée. Ce que l’ethnologie semble avoir choisi c’est la division de la société, donnant lieu à la dualité qui a du mal à expliquer les pratiques ou les logiques transversales de la société, qui procureraient une vue unitaire à la société.

Cela s’interprète dans les termes utilisés par Jacques Rancière pour conceptualiser ce qu’est la « politique de la littérature », comme une « politique » de l’ethnologie haïtienne. La « politique de la littérature » n’est pas, nous avertit Rancière, « la politique des écrivains. Elle ne concerne pas leurs engagements personnels dans les luttes politiques ou sociales de leur temps. Elle ne concerne pas non plus la manière dont ils représentent dans leurs livres les structures sociales, les mouvements politiques ou les identités diverses. L’expression « politique de la littérature » implique que la littérature fait de la politique en tant que littérature. [12]» La politique de la littérature concerne la manière dont la littérature configure le sensible. Rancière comprend la société comme un « système de sensible », c’est-à-dire qu’elle est composée d’un ensemble d’évidences à partir desquelles on procède au partage de ce qui serait commun entre les citoyens. Par ailleurs, si le sensible peut être entendu dans le sens du « commun », le partage qui l’institue fait, en dépit de son caractère transcendantal, de son statut de condition de possibilité du partage, de la politique, qu’il soit déjà pris dans le partage entre ceux qui ont part à ce partage et ceux qui n’y ont pas part et ne reçoivent rien. Le sensible se structure préalablement à un partage qui le divise en part et sans-parts tout en jouissant le rôle du commun. En réalité, ce qui se joue étonnamment le rôle de commun chez Rancière renvoie moins au sensible qu’au principe de l’égalité, posé comme principe de partage, la modalité du partage du sensible qui, lui-même est préalablement happé par une division qui rend possible le politique comme gestion de l’ordre du sensible partagé, la police comme le mode de maintien ou de maintenance de cet ordre, et la politique comme irruption sur la scène de distribution du partage des sans-parts exigeant l’égale répartition des parts. Rancière souligne comment Platon exclut les artisans de la politique du fait de leur manque de temps, vu que les artisans n’ont pas de temps pour faire autre chose que leur activité. Etant absorbés par leurs travaux les artisans n’ont pas de temps disponible pour consacrer à la politique. La politique devient alors l’affaire de ceux qui ont assez de temps, précisément de ceux qui ont du temps libre, qui n’exercent aucune autre activité. Il faut voir dans cette exclusion un mode de redistribution des taches dans la société, un partage du sensible qui repartit ce qui est des pratiques artisanales, et ce qui est de la politique. Le temps libre revenant en propre à la politique, l’artisan disposant son temps à d’autres activités ne peut pas faire de la politique : il ‘a qu’à abandonner cette « compétence » à ceux qui ont du temps livre, qui ont déjà phagocyté la possibilité d’avoir du temps livre. En avançant le temps comme condition d’activité politique, Platon exclut aussi l’artisan au nom de l’espace, puisque l’espace de la politique ne serait pas réduit à celui de l’artisan pratiquant son métier. « Le partage du sensible fait voir qui peut avoir accès au commun en fonction ce qu’il fait, du temps et de l’espace dans lesquels cette activité s’exerce. Avoir telle ou telle « occupation » définit ainsi des compétences ou des incompétences au commun. Cela définit le fait d’être ou non visible dans un espace commun, doué d’une parole commune[13] » Donc, la politique n’est que le partage qui institue les modes d’intervention qui sont susceptibles d’être acceptés dans le commun, et ceux-là qui sont reconnus comme compétents pour les faire. « La politique, dit Rancière, est la constitution d’une sphère d’expérience spécifique où certains objets sont posés communs et certains sujets regardés comme capables de désigner et d’argumenter à leur sujet. [14]» La politique de la littérature est une posture de reconfiguration de la politique comme « constitution d’une sphère d’expériences ». Pour enlever toute confusion, Rancière propose de désigner par « le » politique cette constitution de sphère d’expérience, et « la » politique, la mise en question en vue d’une nouvelle configuration du commun, l’exigence d’une reconsidération, au nom du commun de l’égalité, du partage. Cela donne à la politique une dimensionne fictionnelle importante.

Dans le cas qui nous concerne, il faut comprendre que l’ethnologie ne fait que reprendre un découpage déjà existant, établit par la (le) politique haïtienne héritière de l’expérience coloniale esclavagiste définie par un sensible colonial de profit où se définissent ceux qui ont part au profit et ceux qui n’y sont pas comptés. Pour avoir part au partage du sensible colonial, fait de terre et d’esclave, il fallait être avant tout européen, chrétien et catholique et homme, à certains égards. Et les sans-parts sont composés essentiellement d’esclaves d’origine africaine. En réalité, la question du partage du sensible ne se discute pas entre les parts et les sans-parts, qui sont exclus d’emblée de tout partage. Le partage du sensible concerne ceux-là qui sont compétents à prendre part ou à avoir des parts du commun, puisqu’il y a du commun entre ceux qui sont aptes à partager et à prendre part. En ce sens, le recours de l’ethnologie haïtienne à la division de départ inspire soupçon dans sa manière de maintenir une forme d’exclusion ou de partage du social haïtien, de faire durer un système de partage fondé sur les compétences à s’exprimer, à se manifester dans les systèmes européens d’évidences. Pour cette raison, l’ethnologie semble continuer l’anthropologie par ce souci de maintenir l’Europe comme condition du partage du sensible.

Mais l’ethnologue étant celui qui arpente maitrise les compétences qu’il exige pour ne pas se voir saisi par ses méthodes d’investigation, pour ne pas être la proie du pouvoir et de la police du politique, de l’ordre établi. En apportant une dignité scientifique à ce découpage, l’ethnologue ne prend pas seulement partie, mais se range du côté du pouvoir ; il est au pouvoir. Dans ce dernier cas de figure, le savoir élaboré devient d’une part suspect, et d’autre part produit des techniques de gouvernement de l’autre. Rancière particulièrement s’intéresse à l’aspect subversif ou reconfigurationnel des pratiques, particulièrement esthétiques en y décelant leur manière de défaire l’ordre du politique. Ce même intérêt se révèle fructueux adapté en vue de comprendre les sciences humaines et sociales. Pourtant, ici, l’aspect de reconfiguration, autrement la fiction ethnologique semble s’instituer non pour changer l’ordre du politique en ruinant les formes de mystification, de manipulation d’une élite, mais pour conforter et maintenir un ordre de domination en écartant l’élite de l’économie générale de la société, vu son mode d’inscription dans le discours de la civilisation. Dès lors, le vodou n’est que l’affaire du paysan, l’immigration n’est que l’affaire des sans-parts, l’animisme n’est que la mentalité des analphabètes versus un rationalisme raffiné, une religiosité épurée de tout archaïsme, un parler épuré du tout créolisme, etc. Comprendre l’ethnologie de ce point de vue nous conduit à la considération suivante : l’ethnologie n’est que la police du politique, qui se fait agencement du social au nom de la civilisation et de la barbarisation. Une gestion de la société dans les termes du discours de la civilisation des peuples barbares donne lieu à l’institution d’un style d’éducation, non réservé aux barbares qui doivent être constamment barbarisés pour que le système de partage ne soit pas corrigé par l’irruption des sans-parts conscients de leur appartenance à un commun. C’est ce refus du commun qui produit le politique de la distanciation auquel Price Mars a prêté attention en se demandant qu’est-ce qui expliquerait cette distance entre l’élite et la masse. Si Price Mars ne l’a pas compris en ces termes, tout son argumentaire dans La domination économique et politique de l’élite indique qu’une politique comme partage du sensible, caractérisé par la barbarisation des anciens esclaves et la posture civilisatrice de l’élite, serait responsable de ce fossé, qui sera entretenu thématisé, théorisé par l’ethnologue.

Penser l’ethnologie politique exige un préalable, celui d’observer la politique que nourrit l’ethnologie, vu qu’à l’arrivée l’ethnologue se dresse en agent de « police » de son groupe, qu’il protège contre les barbares, la contamination. De notre point de vue, seul un refus de contaminer les pratiques dites occidentales de l’élite explique cette myopie de l’ethnologie ramenant les pratiques sociales haïtiennes aux paysans, au « peuple », loin d’une élite parlant français, croyant aux dogmes du catholicisme et vivant selon les principes institutionnels occidentaux. Une tel partage institue une sorte d’étrangeté au sein de l’objet de l’ethnologie c’est ce que nous désignerions par monstruosité de l’ethnologie haïtienne. Faire de l’ethnologie autrement, qui passerait par une nouvelle fiction ethnologique, une nouvelle configuration du sensible, pourra être politique, dans le sens d’une politique du savoir ethnologique libéré de son inconscient colonial. Tentons de faire de l’ethnologie autrement pour que nous n’ayons pas à pratiquer des croisades de l’intérieur, pour que la politique puisse prendre en charge les sérieux problèmes de notre devenir en tant que société marquée par la « poétique de la relation », la labilité des rencontres, des croisements, et la créativité que suscite les possibles auxquels nous ouvrent les événements de la rencontre. Cessons de nous cramponner à des attributs exogènes pour nous élaborer notre manière d’habiter le monde présente dans notre quotidienneté, pour assumer notre capacité à construire du sens.

Edelyn DORISMOND

Campus Henry Christophe- UEH

LADIREP

[1] Jean Price Mars, La vocation de l’élite, Fardin, 2013, p.232.

[2] Op. cit, p. 246-247.

[3] Op. cit, p. 271-272.

[4] Op. p. 273-274.

[5] Op. cit, p. 274.

[6] Op . cit, p. 274.

[7] Op. cit, p. 276.

[8] Chez Rancière une nuance importante, puisqu’elle est théorique, apportée dans les sens du politique et de la politique. Nous maintiendrons dans certains cas le sens courant de la politique pour désigner la compréhension générale de la politique comme gestion du pouvoir en vue de sa conservation ou de sa prise. Nous préciserons à chaque fois que l’occasion le demande

[9] Op. cit, 256.

[10] Jacques Rancière, Le partage du sensible, Paris, p. 12.

[11] Carol Avierl Célius, « Cheminement anthropologique en Haïti », Gradivha, n° 1, 2005.

[12] Jacques Rancière, Politique de la littérature, Paris, Galilée, 2007, p. 11.

[13] Jacques Rancière, Le partage du sensible, p. 13.

[14] Politique de la littérature, p.11.

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31 août 2016 3 31 /08 /août /2016 17:13

Quelle mémoire de la Caraïbe ? D’abord de quoi sˈagit-il quand nous parlons de la mémoire en général ? De la mémoire de la Caraïbe en particulier ?

La mémoire comme expérience humaine est avant tout une modalité anthropologique essentielle qui fixe lˈhomme à la durée ; elle est entièrement liée au temps et à l’éternité, au flux et à l’être. Cette relation de la mémoire au temps renvoie à deux autres relations importantes : celles de la mémoire à l’affectivité et à l’identité. Il faudra, ce que nous ne tenterons pas explicitement dans cette communication, faire ressortir les entrecroisements entre mémoire, temps, affectivité et identité pour rendre mieux compréhensible ce qui se joue autant de fois qu’il est question de prendre au sérieux l’expérience de la mémoire, surtout lorsqu’elle appelle une communauté de reconnaissance et s’arc-boute au registre politique de confiscation de l’espace public, caractérisé par la pluralité, la singularité des nouveaux-venus.

Qu’elle soit mémoire individuelle ou collective que la psychologie et l’anthropologie ou la sociologie politique cherchent à comprendre et expliquer, il est un fait pour la philosophie que la mémoire traduit la durée des vécues qui se donnent des inscriptions temporelles et durables dans l’affectivité de ceux qui se souviennent, se remémorent. Se souvenir, se remémorer ne relèvent aucunement de la simple fantaisie de lˈindividu ou de la collectivité, mais dˈune exigence existentielle fondamentale qui permet à lˈhomme d’être et de devenir dans les bornes du temps et de l’éternité, du changement et de la durée que nous opposons en dépit de leur lien intrinsèque sous le fond d’une affectivité fondamentale, entendue dans le sens de la condition de possibilité de toute affect(at)ion. Se souvenir, se remémorer c’est avant tout une manière d’être, dˈhabiter le monde, de vivre le (au) présent en opérant un travail de créativité avec et au détriment du temps. L’expérience mémorielle, ou la temporalité de la mémoire que nous ne pourrons exposer en détail le sens, s’ouvre au présent sur le passé qui prétend le nourrir et sur l’avenir qu’il prétend générer.

Tenir ensemble l’axe du passé, du présent et de l’avenir, au regard de la mémoire c’est insidieusement penser que la mémoire n’est pas un simple flux temporel sans aucune densité (qu’aurait, sans doute, fournie l’épaisseur des expériences du monde). C’est comprendre que le temps du monde (désigné par Paul Ricœur de « temps cosmologique ») ou temps humain (« temps psychologique ») est déjà textualité, que du sens, fait de joie et de souffrance, d’affectivité, tisse la mémoire. Aucune mémoire n’advient donc sans un travail de textualisation qui le fixe dans un avant et un après, qu’elle-même fixe. Ce qui revient à soutenir que la mémoire est interprétation et auto-interprétation. Elle fait donc appel à une herméneutique de la réception qui explicite les conditions de production de la mémoire, les modes de recomposition du passé, surtout l’avènement du présent comme sens du monde, comme présence au monde. Elle appelle tout aussi bien une attente: elle s’inscrit dans un « horizon d’attente » qui nous porte à remarquer que la mémoire ne tient pas seulement du passé sa matière, mais aussi de l’avenir qui ouvre les grâces des possibles au regard desquels le passé devient lisible. La mémoire se trouve comprise comme le trait d’union entre le passé et l’avenir, qui offre au présent une certaine consistance ontologique, anthropologique et sociologique.

Nous interroger sur la mémoire de la Caraïbe devient une forme de feinte méthodologique qui nous force à être attentif à notre présence, notre mode d’être présence du/au monde, aux modalités du devenir de la Caraïbe qui constituent ses manières d’être à tous les présents. On aura compris que nous nous attelons à une réflexion sur le temps et l’identité, tout en sachant que ce qui lie l’identité au temps est ce qui traduit et rend le problème de l’identité plus complexe, c’est-à-dire le changement; que ce qui lie le temps à l’identité est l’éternité, autrement dit, l’illusion d’une réalité qui constitue un noyau ontologique. Mais en vérité, ce que cette tension met au grand jour c’est la question de la création qui traduit la lutte anthropologique entre la forme éternelle et la matière périssable (pour ressusciter un registre scholastique), ou l’écart entre le même et l’autre pour donner du mêmautre. Tel est l’axe qui guide notre préoccupation présente, préoccupation qui reconnaît toutes ses dettes au passé: quelle mémoire de la Caraïbe (?) est à entendre dans le sens de ce que la Caraïbe est devenue, elle qui a été autre qu’elle est à présent (de terre esclavagiste à terre post-esclavagiste portant tout le tragique de l’émancipation): quel passé lˈa façonnée et à partir de quel présent elle façonne son passé ? Comment s’applique-t-elle à devenir, à s’ouvrir aux possibles du monde, à se faire et défaire de son histoire ? Il s’agit de scruter ce que nous appelons pour l’occasion la poïétique de l’esclavage, c’est-à-dire la capacité de l’esclavage à faire monde, à produire des altérités, des communautés de mémoires, des identités et des discours qui les soutiennent.

Du passé de la Caraïbe lu au présent

La première question à nous poser, lorsqu’il s’agit de mobiliser lʼhistoire ou la mémoire, bref lorsqu’il s’agit de réactualiser le passé, n’est précisément pas la question des documents, des traces et de leur usage historien, mais le sens du travail de mémoire que le présent détermine selon son inscription dans les promesses de l’avenir. Pourquoi en sommes-nous aujourd’hui à la question de la mémoire ou des mémoires dans la Caraïbe? Qu’est-ce qui nous fait vivre le retour au passé comme condition de notre compréhension présente quand paradoxalement celle-ci est déjà prise dans les entrelacs du passé ? Ne devrions-nous pas voir dans cette obsession de la mémoire un culte du passé qui nous cache autre chose, par exemple, le fait que le passé et le présent n’aient pas de consistance ontologique propre mais s’affrontent dans une logique tensionnelle, qui rend difficile la primauté du passé sur le présent, inversement, qu’au contraire, ils se tiendraient dans une solidarité indéfectible ?

D’abord essayons de comprendre ce qui se joue en contexte d’émergence de la mémoire dans l’espace public[1]. On s’étonne du caractère récent de la mémoire, particulièrement celle de l’esclavage qui, étant avant tout dans ce cas précis la mémoire de l’esclave, était «entouré d’une épaisseur silencieuse déconcertante». Cette constatation nous conduit à plusieurs observations. Dˈune part, elle semble considérer que la question de la constitution de la mémoire émerge sous fond du silence, qui lui-même, avait donné naissance à la déception, à la douleur, éventuellement à la haine de soi et de l’autre. Ce qui suppose, d’autre part, que la mémoire rompe avec un état de fait qui se comprend comme pratique d’occultation, comme pratique de raturage et de production de silence, qui deviennent mode de production de souffrances dans les affectivités qui ont en héritage l’esclavage, compris comme expérience de la honte. Enfin, constater le hiatus que crée l’émergence de la mémoire dans l’espace public de production des reconnaissances et des visibilités, en plus d’ébranler le mode d’unité sociale en instituant ceux qui ont souffert, qui ont fait l’expérience des affronts et des humiliations en victimes et revendicateurs d’une juste redistribution des biens politiques, conduit à une dernière considération: le discours politique qu’induisent les luttes pour le reconnaissance (de la différence) prend l’allure d’un besoin anthropologique de réparer des torts/tords (Jacques Rancière) qui ne sont pas que sociaux ou politiques, mais culturels, ethniques ou anthropologiques ; tout ce que la politique avait mis de coté pour penser l’universalité de la citoyenneté. Point besoin de souligner le paradoxe de ce discours différencialiste qui se cramponne au postulat de l’universalisme juridique et éthique des droits de l’homme en se posant dans sa différence.

C’est à ce niveau que le problème de la mémoire se pose : au niveau politique de l’affirmation du sujet politique qui veut être reconnu dans ses différences malgré l’universalisme de principe qui fonde cette reconnaissance. En d’autres termes, constater que la question de la mémoire a pris forme dans l’espace public récemment ne nous renseigne pas sur les conditions philosophiques, politiques ou économiques de cette émergence. En effet, il faut inscrire la question de la mémoire dans une double perspective, à partir de laquelle il est possible de comprendre le sens de la question de la mémoire dans la Caraïbe.

Dʼabord, il faut reconnaître que le besoin de mémoire s’élabore dans le prolongement d’une expérience historique marquée de violences, de souffrances qui ont laissé dans la chair des individus des traumatismes, des traces indélébiles ayant gravement fragilisé leur estime de soi. Nous ne soutenons pas l’idée qu’il y aurait de mémoire que celle des souffrants, mais il est important de préciser que la mémoire des souffrants est plus vive, plus rébarbative, puisqu’elle porte une charge d’énergie condensée qui bloque les créativités, qui entrave le déploiement sain du temps, qui enroule sur lui-même dans la chair douloureuse et endolorie en donnant lieu à des lamentations indignantes. Ensuite, nous ne pouvons saisir sans perplexité la question de la mémoire, telle qu’elle se pose sans prendre en compte le contexte philosophique et éthique des droits de lˈhomme qui deviennent un lieu de définition politique, éthique et philosophique de lˈhomme, en dépit des critiques qui s’arrêtent sur sa dimension abstraite. Les droits de lˈhomme posent d’emblée lˈhomme comme ultime propriétaire de son âme et de son corps, alors que la propriété ici renvoie avant tout à ce qui est propre à lˈhomme, à ce que l’homme possède en propre, et non à ce qui lui appartient accidentellement, telle la terre. Vielle question métaphysique qui nous revient par surprise, mais que nous ne pourrons évacuer sans lʼavoir prise au sérieux. Qu’est-ce qui est propre à lˈhomme ? Qu’est-ce qu’est le propre de lˈhomme ? Qu’est-ce qui est son propre ? Disons, pour faire vite et avec risque de susciter un débat sans fin, que le propre de lˈhomme est sa dignité, ce qui lui permet de dire moi, je, donc de se poser en grandeur infinie que l’infini du monde ne saurait engloutir. Par dignité, nous entendons dans un sens quasi kantien, ce qui interdit à tout homme de traiter tout homme comme simple moyen, mais toujours comme fin, c’est-à-dire comme instance d’autorité, de fondation et de fondement. La dignité humaine est la présence de lˈhomme à nous comme fin et non moyen. Toute humanité semble être sensible à cette grandeur absolue, et la mémoire devient problème lorsqu’elle risque, devenue réifiante, d’enfermer le sentiment d’infini (ce qui en fait la grandeur absolue) de lˈhomme dans la boue de la douleur et du non-être. Donc la mémoire devient problématique lorsque des expériences de souffrance ont été consenties et qu’un lieu public de formulation et de contestation a été apporté pour la délier de son nœud traumatique.

La Caraïbe se trouve prise dans ce cadre politique et épistémologique de formulation de la question de la mémoire. Prenons en exemple le Discours sur le colonialisme de Césaire que nous citons longuement: «ce qu’il ne pardonne pas à Hitler, ce n’est pas le crime en soi, le crime contre lˈhomme, ce n’est pas lʼhumiliation de lˈhomme en soi, c’est le crime contre lˈhomme blanc, c’est lʼhumiliation de lˈhomme blanc, et d’avoir appliqué à l’Europe des procédés colonialistes dont ne relevaient jusqu’ici que les Arabes, les coolies de l’Inde et les nègres d’Afrique.

Et c’est là le grand reproche que j’adresse au pseudo-humanisme: d’avoir trop longtemps rapetissé les droits de lˈhomme, den avoir eu, den avoir encore une conception étroite et parcellaire, partielle et partiale, tout compte fait sordidement raciste.[2]» Si nous mettons entre parenthèse les propos provocateurs, qui conduisent au comparatisme entre l’esclavage et le nazisme, admettons qu’un Discours sur le colonialisme, montrant avant tout le mode d’élaboration du colonialisme et le soutien qu’il a reçu parmi les figures intellectuelles les plus importantes d’Europe, s’insurge contre l’application restrictive des droits de lˈhomme et le racisme européen. En ce sens, il est important de souligner que le Discours prend le parti-pris des droits de lˈhomme en réclamant la mise en œuvre de leur charge éthique, tout en prenant expressément en charge leur postulation universaliste.

Notre choix de ce passage du Discours sur le colonialisme de Césaire s’explique par le souci de montrer le contexte de formulation de la question de la mémoire de la Caraïbe. Elle advient en période de justification de soi par le besoin de s’affirmer en présence dˈune altérité aveugle ou invisibilisante. Revenir au passé, faire œuvre de mémoire, collective ou individuelle, c’est demander au passé comment nous en sommes venus à cet état de fait qu’est la Négrité ou la Négritude, le fait de se surprendre précisément nègre ou noir dans le regard prétendument légitimateur de lˈhomme blanc. Ce problème nous conduit à considérer la mémoire selon la temporalité de l’événement[3], en ce qu’elle advient en instituant un avant et un après en même temps qu’elle conduit à une réévaluation du passé. En réalité, la nouvelle temporalité que suscite la mémoire ne réside pas dans la rupture dans le temps entre un avant et un après. La mémoire, lorsqu’elle émerge, donne lieu à une relecture du passé et de l’avenir. Elle ouvre des perspectives nouvelles qui renouvellent les compréhensions du passé, du présent et du futur en exploitant tous les possibles[4] disponibles. Elle devient champ de possibles, réseaux de mondes (possibles) à venir.

Vu sous cet angle, nous ne pourrions pas penser la Négritude qui nous sert de toile de fond pour comprendre ce qu’est l’émergence dˈune mémoire, particulièrement celle de l’esclavage, et à quoi elle donne lieu comme avènement de mondes nouveaux, que comme une pensée de l’événement. Cette lecture de la Négritude ne prend pas en compte la lettre de sa critique de l’Occident, qui s’indigne de l’inadéquation entre un principe humaniste de la dignité humaine et une pratique inhumaine de l’esclavage. Elle montre que la Négritude inaugure un avant et un après dans l’histoire de la Caraïbe en ce qu’elle institue la mémoire comme interprétation du passé et de l’avenir.

Nous avons constaté que la mémoire telle quelle est saisie par la politique, entendue comme gestion d’Etat de la chose publique ou comme mouvement pour l’inscription de sa ou ses mémoires dans le récit national ou impérial, s’approprie d’un topo universaliste de formulation des reconnaissances en le particularisant. Nous avons aussi constaté qu’elle a besoin d’un cadre de légitimation ou de compréhension pour qu’elle se formule. Ce cadre, selon nous, revient au discours des droits de l’homme qui fournissent aux concernés un registre conceptuel pour adresser leurs demandes.

Dans le cas de la Caraïbe, il y a au moins cette confusion à éviter pour en même temps écarter un malentendu. Il faudra éviter de lier les questions de mémoire qui prennent corps parfois dans des «guerres de mémoires», des modes dʼinstrumentalisation des mémoires dites des victimes ou des minorés par les groupes dominants se servant des appareils d’Etat pour asseoir leur visibilité et la prégnance de leur récit dans l’espace public, à la revendication de certaines mémoires autrefois couvertes de silence, oubliées dans les lettres et l’esprit du récit national officiel. Nous sommes en face de deux problématiques, bien entendu, qui se recoupent, mais que nous ne saurions formuler dans les mêmes termes. En ce qui concerne la première problématique, elle porte sur les formes d’occultation de certaines mémoires entravées dans des formes de domination, des rapports sociaux hiérarchisés. Il est clair que la compréhension doit être orientée du coté de la dynamique de domination, sur la relation entre domination et discours, particulièrement ce qui est autorisé à être dit dans l’espace public de partage, en dépit de l’existence de certains discours souterrains qui développent un certain art de la résistance. L’occultation des mémoires des « vaincus » est contemporaine de l’«ordre de discours» qui est à l’œuvre dans la société, et qui établit qui parle de qui pour dire précisément quoi. Dans le cas de la Caraïbe, la réponse n’est pas difficile à formuler, même si nous ne sommes pas en mesure de restituer toute sa complexité au cours de cette brève intervention. C’est toute l’histoire caribéenne post-colombienne qui est à convoquer pour surprendre le tissu discursif fait de racisme, de mercantilisme et d’extériosation grâce auquel on a produit la Caraïbe comme terre de jouissance, d’exploitation et d’altérité radicale. La mémoire étant une forme d’être dans l’héritage contaminé par ce dispositif de départ, celui du racisme, du mercantilisme et de l’extériorisation s’énonce sous la forme dénonciatoire dans la ou les mémoires de la Caraïbe. Ce qui nous conduit à la deuxième problématique composée essentiellement de la revendication d’un passé qui est à intégrer dans un récit plus étendu, encore que paradoxalement cette mémoire se veut la mémoire d’un groupe. Un paradoxe qui concerne la relation de l’universalisme au particularisme.

La Caraïbe post-esclavagiste s’englue dans un paradoxe, celui de se penser particulièrement dans l’universalisme. Considérons que la mémoire ou les mémoires comme question s’adressent à une altérité colonisatrice, qui a su employer la violence la plus horrible de manière systématique pour produire des profits économiques et financiers. Cette même altérité s’est pourvue d’une batterie conceptuelle pour s’orienter dans la variété de l’espèce humaine. Elle a institué des humanités plus ou moins évoluées et s’est placée au sommet de la hiérarchie et s’est dressée en gendarme de l’humanité. Le discours devient assez clair: l’humanité est européenne, blanche et chrétienne. Toute l’histoire de la Caraïbe devient un processus de raturage des autres hommes dont l’humanité serait douteuse. Tel est le passé de la Caraïbe dont les passés des groupes socio-historiques ou ethniques ne sont que des variations. Quelle mémoire ? Il s’agit d’une mémoire qui cherche à se faire intégrer dans l’humanité. De quelle humanité s’agit-il ici ?

La Caraïbe se cherche; elle représente des Iles qui marchent, pour reprendre la belle expression de René Philoctète, mais aussi des Iles qui se répètent, selon l’autre expression d’Antonio Benitez-Rojo. Iles qui marchent, Iles qui se répètent, nous donnent des transversales pour passer des Caraïbes à la Caraïbe. C’est peut-être là l’un des projets de CARIFESTA. Mais ce n’est pas tout. La Caraïbe se débat avec un ex-ister, une manière d’être hors d’elle-même, donc de n’être pas avec l’autre mais être par l’autre, pour l’autre et dans l’autre. C’est selon ces trois modalité d’être-autre, d’être-à-autrui que nous devons comprendre la question de la mémoire de la Caraïbe.

Pour ce faire, nous devrons partir du présent de la Caraïbe, de la Caraïbe dans son héritage. On en vient souvent à lier l’héritage au passé, or l’héritage est une promesse ; sa catégorie est moins l’être du passé, que le devenir du présent que le possible de l’avenir. Le présent de la Caraïbe est ce que la Caraïbe a fait de son passé, donc son héritage. Quel est l’héritage de la Caraïbe ? Son héritage n’est pas l’esclavage, non plus le racisme ou l’exploitation capitaliste, mais ce qu’elle en fera de tous ces dispositifs, de la manière dont elle mobilisera ses mémoires. Or, aujourd’hui les mémoires portant une charge affective si intense s’actualisent au moyen de crispation qui risque de conduire à d’autres formes de souffrances et de douleurs susceptibles d’enfermer la Caraïbe dans une interminable lamentation. Nous pouvons prendre en exemple pour la Caraïbe francophone pour surprendre les formes de crispation liées au déni de reconnaissance qui travaillent ses mémoires qui se pensent dans les droites lignes de la division sociale coloniale. On a parlé de schoelcherisme et marronnisme[5] pour surprendre deux types de mémoire, deux visions du passé antillais: deux mémoires pour une seule société ruinant la version officielle et les cohésions sociales. En Haïti, il s’agit du mulâtrisme et du noirisme, deux «idéologies» politico-économiques et anthropologiques qui s’établissent sur deux mémoires différentes, récit remontant la filiation à l’Europe pour le second, à l’Afrique pour le premier. En réalité, le problème est moins dans l’existence de deux visions ou versions de la même histoire qu’il permet de remarquer l’impossible dialogue des mémoires afin de mettre en place une ou des mémoires transversales ou croisées.

La Caraïbe se trouve entravée dans la mémoire qu’elle prétend combattre. C’est là les conditions d’une contradiction performative de tous ceux qui ont fait l’expérience de la domination. On reconnaît très rarement que la domination est avant tout la mise en place d’une trame sémantique et sémiotique avec laquelle le dominé se voit contraint de se battre tout en la mobilisant pour se rendre compréhensible dans l’espace public de pluralité et de dialogue ou d’échange. Celui-ci ne maitrisant pas la complexité et le caractère problématique des concepts majeurs du discours qu’il manipule tant bien que mal se rature à chaque prise de parole, qui prétendrait le sauver de son existence asservie et invisibilisée. La Caraïbe est tissée d’un discours qu’elle ne cherche pas à déconstruire. Elle s’approprie avec liesse du discours dominant qui l’occulte en dépit de sa promesse émancipatrice. Par exemple, posons-nous la question qui surprendra plus d’un ? Qu’est-ce que l’humanité ? D’où nous est-il venu l’idée de parler d’humanité ? L’humanité se veut européenne et occidentale, et notre propre discours se trouve pris dans les pièges de l’humanisme européen: en pensant l’humanité les Européens ont institué un dehors de l’humanité. Ce reflexe nous le reprenons constamment dans notre travail de mémoire, qui produit des zones d’ombre sur ceux qui ne sont pas considérés comme civilisés. Le problème que nous esquissons consiste à indiquer que le présent de la Caraïbe ne se défait pas encore d’un ensemble d’habitus coloniaux esclavagistes, et que la mémoire de la Caraïbe peine à se désengorger des restes coloniaux. En ce sens, elle reste dans les bornes d’un discours légitimateur exogène, car pour le Caribéen moyen l’humanité porte les caractéristiques de l’Européen chrétien. A noter qu’en créole haïtien kretyen veut dire « homme », de surcroit « homme civilisé ». C’est une preuve que notre mémoire traine un discours qui porte le Caribéen à se dresser en propre colon de lui-même.

Humanité caribéenne: penser une ontologie (une anthropologie ?) de la créolisation

Reprenons la question précédente au regard de la Caraïbe pour faire l’expérience de son étrangeté , et surprendre le malaise qui surgit: qu’est-ce que l’humanité caribéenne ? Nous demander ce que peut être l’humanité caribéenne suspecte déjà que l’humanité n’est pas qu’Européenne -même si elle est élaborée constamment dans les thèmes théologiques, philosophiques, anthropologiques de l’Europe-, et qu’elle peut être autrement ou autrement être. En effet, Lévi-Strauss nous conforte à l’idée d’une pluralité d’humanités du fait que l’humanité est une construction liée aux expériences anthropologiques, existentielles d’un groupe qui s’est forgé sa propre vision du monde, son monde propre et sa propre humanité en dehors duquel n’existent que barbares et sauvages. Certes, l’histoire de la Caraïbe invalide la préoccupation qui consisterait à apporter une formation en vase clos de la Caraïbe, qui est fait de la rencontre destinale[6], sorte d’événement primordial laissant son empreinte dans toutes les formes de déploiement de son histoire. Toutefois, cela ne rend pas impossible une pensée de l’humanité établie sur la rencontre comme condition essentielle de sa constitution. Ainsi l’humanité caribéenne comprend comme catégorie fondamentale la rencontre qui renvoie à l’ouvert, à la relation, au mélange, à la « multitude », au flux, etc., qui tous montrent les limites d’une philosophie de l’humanité enfermée dans le partage des eaux, avec des lignes d’amitié, qui partagent eux et nous sous fond d’une obsession morbide d’unité et d’unicité anthropologiques. En terre caribéenne les eux et les nous, en dépit de la rigueur des concepts anthropologiques, sociologiques, s’inventent au gré du discours, de l’occasion, des intérêts et des enjeux politiques, économiques, religieux, culturels et anthropologiques. Peut-être faut-il être attentif à cette labilité, à cette forme de mouvance qui «s’ouvre et se ferme en des vrilles régulières» (Frankétienne), pour surprendre les rencontres, les nouvelles formes d’humanité qui se mettent en place, en rendant le travail de théorisation plus soutenue qu’ailleurs.

La question de la mémoire devra être formulée selon ce dispositif que nous désignons de performantiel, qui s’apparente à une sorte de performance artistique où ce qui advient n’est pas entièrement lisible dans les linéaments de ce qui est disponible comme matériau. Le concept de performance que nous avons tenté timidement d’élaborer ailleurs dans le cadre de notre préoccupation d’une philosophie politique de la créolisation présente plusieurs intérêts. Toutefois, encore une fois, notre tentative n’est pas encore à sa conclusion, il nous faudra revenir sur le chantier pour préciser l’ensemble des contours qui ne se dessinent pas entièrement à ce niveau de notre travail de conceptualisation.

Nous transportons de l’art et de l’esthétique le concept de performance pour essayer de comprendre comment les individus, en dépit des raisons qu’ils ont d’agir d’une manière ou d’une autre, se trouvent au feu de l’action pris dans des logiques qui les contraignent à redresser constamment leurs choix, à re-justifier leurs choix. Ce travail incessant, qui ne s’arrête qu’au moment de la fin de l’action, montre que l’action individuelle ou collective se déploie sous la forme d’une théâtralisation qui se constitue au moment de son déploiement. La performance est liée à cet aspect spontané de l’action prétendument non réfléchie ; elle conduit à une textualisation, à la constitution du sens et de structuration qui ne devient aucunement acquis définitif, mais se constitue dans l’acte constituant même, le sens se faisant. Nous parlons de poïétique performantielle pour designer la performativité l’action qui crée du sens à partir de sa propre mise en œuvre. Action et sens sont contemporains. Si la catégorie de performance devient pertinente pour comprendre toute forme d’action du fait du caractère fini de l’agent humain qui ne saisit jamais absolument toutes les implications de ses choix, il est important de préciser qu’elle est encore plus perceptible et saisissable à partir des contextes de grande labilité des réalités sociales, anthropologiques où les discours d’un agent ou d’un groupe trouvent écho ou interprétations immédiates dans les conditions d’existence d’autres acteurs ou groupes historiquement constitués. La performance devient particulièrement intéressante à mobiliser en nous référant à la faiblesse des institutions à résorber le débordement d’interprétations, en leur apportant un lieu officiel de justification.

Dans le cas de la mémoire qui nous préoccupe ici, le problème se présente avec une grande acuité en ce que le lieu officiel de légitimation s’étant paré d’une version du récit national perd une part de sa crédibilité, se trouve en conséquence incapable à se prononcer en termes de légitimation. Le lieu officiel devient un simple espace de visibilisation des mémoires qui dès lors se livrent à des guerres ouvertes. Les règles du débat n’étant pas fixées le dialogue prend l’allure d’une cacophonie où la voix la plus puissante l’emporte en enfermant les autres mémoires dans le silence, la douleur et la souffrance. La performance est donc à première vue le mode d’émergence de ces mémoires et les luttes pour la plus grande visibilité qui se livrent entre elles. Mais elle peut être comprise aussi, dans un sens plus prescriptif, comme la mise en commun, bien évidemment cela ne se fera sans heurts et conflits, des mémoires pour tisser le récit partagé dans toute sa complexité. Cette communauté qui semble montrer que le commun n’est pas ce que nous avons construit ensemble, mais le fait que nous soyons déjà en commun-auté, et c’est ce qui rend possible entente et mésentente. En effet, la performance reste une illusion de faire sens à partir d’un bricolage, d’un encodage ex nihil nihilo, alors qu’elle se réalise sous fond d’un sens commun préalable. En explicitant le commun qui rend possible la performance, comme tout acte de création, nous remarquons que la performance est tentative de détisser le commun au profit du commun à venir.

Si nous revenons une dernière fois à la Caraïbe, notre tache consiste d’abord à comprendre comment les récits se mettent en tension les uns contre les autres. C’est dans les interstices de cette tension que réside le commun que partagent les Caribéens et qu’ils cherchent à raturer en vue d’occulter les autres mémoires, de les mettre hors jeu afin d’occuper tout l’espace de légitimité et de visibilisation. Quel est le commun de la Caraïbe ? Le discours colonial de légitimation. La question de la mémoire dans la Caraïbe, la mémoire de la Caraïbe est une performance à inventer un commun qui peine à se défaire de la colonialité comme son fond historique. La question finale qui nous mettra sur la voie de l’élaboration d’une poïétique caribéenne est celle de savoir comment mettre en résonnance les diverses mémoires de la Caraïbe tout en assumant les guerres, les conflits, considérés comme le passage obligé pour apaiser les mémoires ? Mais surtout, qui sera légitimé pour mettre en place cette résonnance ?

Edelyn DORISMOND

Campus Henry Christophe de Limonade-Université d’Etat d’Haïti /LADIREP

[1] Christine Chivallon, « L’émergence récente de la mémoire de l’esclavage dans l’espace public : enjeux et significations », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 89 | 2002, 41-60.

[2] Aimé Césaire, Discours sur le Colonialisme, Editions Présence Africaine, 1955. p. 78.

[3] Claude Romano, L’événement et le temps, Paris, PUF, 2012 ; L’événement et le monde, Paris, PUF, 1998.

[4] Henri Bergson, « Le possible et le réel », in La Pensée et le mouvant.

[5] Marie-José Jolivet, « La construction d’une mémoire à la Martinique : du schoelcherisme et du marronnisme », Cahiers d’Etudes Africaines, 107-108, pp. 287-309.

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31 août 2016 3 31 /08 /août /2016 16:54

Dans ce projet, nous nous concentrerons sur l'élaboration théorique de ce que nous appelons l'anthropologie haïtienne, que nous entendons dans le sens d'une vue globale de l'homme et de la culture dans laquelle sont insérés l'homme et la culture haïtiens, élaborée au moyen d'une double détente, qui réintègre en les réfutant les thèses fondamentales de l'anthropologie européenne essentiellement classificatoire, puisqu'elle s'est préoccupée, à partir du phénotype « blanc » posé en norme cardinale, à classer ou classifier les « races » ou « espèces ».

Il faudra souligner que cette axiologie établie au sein de la biologie s'inspire d'une ontologie des êtres et d'une théologie de la hiérarchie céleste, qui répartit les groupes des archanges et des anges. En gros, l'anthropologie de cette période (16-18e siècles), friande d'une pensée de la classification, héritée d'un mode de pensée présente en philosophie et en théologie, s'est particulièrement préoccupée à constituer la chaîne des êtres vivants en attribuant à chacun sa place selon sa perfection culturelle. Outre cette influence de l' « ontothéologie » (Heidegger), il faut remarquer que ce dispositif supporte en filigrane une pensée éthique, qui nourrit une compréhension méliorative de l'être, et institue un ordre hiérarchique dans l'être. Ainsi l'ordre de la nature ou du monde va de Dieu, figure de l'être fondamental au non-être que représente la nature ou la matière. Dans cette perspective, l'être blanc, fait à l'image de Dieu(imago Dei), proche de Dieu dans l'ordre de la création, revendique, au nom de cette proximité, le sommet de la hiérarchie, et fonde théologiquement sa supériorité à l'égard des autres « espèces » et « races ». C'est la mise en place d'un cadre de justification de l'esclavage, de la colonisation et de domination, théorisée comme processus de civilisation par la rigueur du travail imposée aux peuples dits primitifs, sauvages ou archaïques.

A ce stade, notre tâche est d'articuler tout ce dispositif théologique, philosophique et anthropologique dans un discours politique cohérent et synthétique. D'où notre intérêt pour la théologie et la philosophie de l'histoire. Nous distinguerons, le moment venu, théologie et philosophie, tout en faisant ressortir l'imaginaire qui les maintient dans une solidarité indéfectible. Ce qu'il faut expliquer ici c'est que le dispositif théologico-philosophique, à partir duquel, d'une part, les « missionnaires » interprétèrent les cultures dites « sauvages », et les premiers anthropologues, les « anthropologues de cabinet », classifiaient les peuples, résulte d'une conception de l'histoire, elle-même, porteuse d'une anthropologie philosophique, qui précise ce qui est ou n'est pas de l'humanité.

Tel est le dispositif mis en œuvre par les Européens, au regard duquel les colonies, ici Saint-Domingue/Haïti, ont été saisies comme extériorités à l'humanité et à la civilisation, face auquel se sont insurgés, depuis De Vastey, les penseurs haïtiens les plus représentatifs du 19e siècle.

Par ailleurs, nous verrons que la réfutation haïtienne ne s'est pas effectuée sans ambiguïté. Nous mettrons à jour cette ambiguïté en montrant que l'obstacle auquel s'est heurtée l'anthropologie haïtienne au 19e siècle est liée à son inattention à la philosophie de l'histoire comprise comme le cadre d'intelligibilité des êtres de la nature et de la culture, qu'elle permet d'ordonnancer. Pour s'être empêchée de s'interroger sur le lieu de production de l'infériorisation des êtres contre laquelle elle s'est posée, l'anthropologie haïtienne a intégré par la petite fenêtre des préjugés locaux ce qu'elle a cru chasser de vive voix et avec conviction par la porte de l'égalité des races : l'infériorisation des Nègres.

Ce long détour qui nous permettra de restituer les grandes lignes de l'histoire de l'anthropologie européenne (16-18e siècles) et de l'anthropologie haïtienne du 19e siècle, élaborée en vis-à-vis de l'anthropologie européenne, peut servir, en dehors d'une certaine compréhension du développement de l'anthropologie vers son aspect disciplinaire, à la formulation d'un questionnement théorique plus important en ce qui concerne la société haïtienne. En effet, ce qui est en jeu dans cette histoire des idées anthropologiques est l'inscription des « groupes » minorés dans l' « ordre de discours » dominant. Outre la question de l'altérisation/extériorisation/infériorisation, l'histoire de l'anthropologie haïtienne nous invite à nous interroger sur la possibilité de l'émancipation entendue comme sortie de l'ordre discursif mis en place par l'autre.

Par discours de l'autre, il faudra entendre, d'une part le discours produit par un énonciateur, seul habilité à dire « je », à prendre la parole en son nom et au nom de tous les autres considérés comme inaptes à parler la langue de la civilisation, seule langue audible(intelligible). Il enferme par cet acte de prise de parole les altérités altérées par l'acte même de leur dénier la capacité à prendre la parole. D'autre part, le discours étant élaboré sur des êtres éthiques, des êtres faisant fondamentalement l'expérience de leur être valable, ne manque de produire des réactions qui le renvoient à son lieu de production où se cantonne le « sujet » prétendument fondateur. Autrement dit, le discours alté(ris)ant produit des formes de subjectivation qui, en retour, le reconnaissent comme une tentative de domination ou d'enfermement mise en œuvre par une subjectivité qui finit par se surprendre altér(is)ée dans le regard des autres : le sujet devient l'autre de l'autre. Le discours de l'autre enfin est l'ordre de discours à partir duquel l'on se saisit comme toujours déjà pris dans le procès de justification et de légitimation, qui maintient en même temps sa condition de « subalterne ». Il produit une altérité à laquelle il procure les moyens de revendiquer des privilèges tout en créant les conditions du maintien des formes de domination ou d'aliénation.

C'est ce qui se produit dans le cadre de l'anthropologie haïtienne, qui s'est insurgée au moyen des catégories d'égalité, de civilisation et de progrès de la philosophie de l'histoire européenne, tout en s'enfermant dans les catégories infériorisantes de peuples primitifs, etc. D'où notre question finale : comment sortir de l'ordre de légitimation qui, paradoxalement, permet de se justifier en même temps qu'il maintient un ordre d'infériorisation, d'aliénation ?

Par cette question l'histoire de l'anthropologie haïtienne cesse d'être une simple curiosité d'histoire des idées pour faire partie d'une interrogation philosophique et politique : comment s'émanciper de la représentation de l'autre? Comment se positionner dans le discours qui nous saisit comme inférieur, comme inapte à la culture ? Enfin, la question la plus précise est celle de savoir comment sortir de la colonialité comme figure de la domination ?

Edelyn DORISMOND

Campus Henry Christophe de Limonade-UEH

LADIREP

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