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12 mai 2011 4 12 /05 /mai /2011 17:06

Alors que je devrais terminer par cette formule, j’ai jugé bon de partir d’elle, question de susciter à la fois l’attention et soulever une forme d’indignation qui se justifiera au cours de mon exposé : l’Histoire d’Haïti est celle d’une politique de l’enfermement et de l’abandon. Ce que le 12 janvier n’a fait que présenter en grand plan.

Je retiendrai quelques éléments pour vous présenter une compréhension d’Haïti partant de son époque de gestation dans la colonie de Saint-Domingue jusqu’à l’institution de l’Etat- nation indépendant en 1804.

Il faut d’abord retenir qu’Haïti dans son enracinement dans l’expérience esclavagiste coloniale a été une société diffractée. Très rapidement j’aimerais avant de me prononcer sur l’histoire haïtienne proprement dite souligner qu’au moment de la Découverte de l’Amérique, du moins, ce que les Européennes ont appelé la Découverte qui, en réalité, n’a été qu’une « Invasion » de la Terre des Indiens par les Européens qui ont décimé, « exterminé », et là je reprends le mot de Montesquieu, particulièrement par les Espagnols en les réduisant à des travaux qui leur furent inhabituels, la terre coloniale a été portée par deux modes d'appartenance: indienne et européenne, qui allaient alimenter deux mémoires. Alors si les Espagnols ont joué un rôle important dans l’extermination des Indiens au premier moment de l’arrivée des Européens, il faut ajouter à la liste, les Anglais, les Portugais, les Français; tous ont participé à la disparition de la population autochtone. Par ailleurs, l’arrivée des Européens et la violence avec laquelle ils se sont établis sur les terres a fait naître dans les terres colonisées, une nouvelle revendication qui aura à marquer l’histoire de la société haïtienne, et de la Caraïbe en général : il s’agit de l’histoire de la propriété, en l’occurrence de celle de la liberté.

D’une part, je me suis trouvé face à des Européens qui, pour être propriétaires, doivent déposséder les Indiens de leurs terres. Du moins pour avoir exterminé un grand nombre d’Indiens, les Européens s’étant établis sur les terres vacantes, s’arrogent tous les droits sur ces terres. En d’autres termes, ils se sont inscrits dans une forme de commencement historique. Ce qui a donné lieu à deux mémoires, en Haïti, après l’indépendance : les Africains qui allaient interpréter le geste de l’indépendance comme un acte de justice fait à la fois aux d’Amérique qui ont été tués et à l’esclavage auquel ont été soumis les Noirs. Ainsi trouvons-nous une mémoire qui s’est inscrite dans l’héritage des Indiens, comme les premiers propriétaires de l’espace.

D’autre part, face à cette forme de mémoire se pose la revendication des « mulâtres » qui, eux, revendiquent l’appartenance de la terre au nom de leurs « pères » ou de leur appartenance à l’héritage européen. Ainsi trouve-t-on à la veille de l’indépendance face à une scission de la mémoire de l’origine, donc de la mémoire de celui qui est « autorisé », de celui qui doit commander la jeune nation.

Au moment de la lutte pour l’indépendance qui a été d’abord une lutte pour l’égalité des droits, donc une lutte de la libération, d’une libération minimaliste des esclaves en leur accordant les trois jours de repos qui leur ont accordé par le roi, une union conjoncturelle a été réalisée guidée par la politique des forces expéditionnaires de neutraliser les généraux noirs et mulâtres. La complexité des contradictions qui ont tissé la dynamique sociale, politique et économique de la colonie de Saint-Domingue a conduit à la radicalisation du mouvement pour la liberté d’abord, pour la liberté générale ensuite et l’indépendance enfin. Lors de ce mouvement évolutif selon la logique qui s’y est dégagée, deux grandes revendications ont été exposés : les généraux libres noirs et mulâtres se battent pour sauvegarder leur liberté tout en exigeant une grande reconnaissance de leurs droits eu égard aux dispositions d’égalité et de liberté soutenues par le Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Par ailleurs, ces généraux qui se sont rencontrés tardivement au cours de la lutte, dirigent une bande d’anciens esclaves qui portaient eux-mêmes leur propre visée de la liberté heurtant logiquement, de part leur position dans la chaîne de domination, la conception des « élites » de cette colonie. En d’autres termes, on a comme configuration de cette colonie en crise trois grands groupes (mouvants) qui s’accordent en vue de lutter contre l’ennemi commun, les colons blancs, tout en se suspectant d’être d’éventuels ennemis. En effet, cette forme de psychologie politique a donné lieu à toutes les formes de trahison, a suscité aussi toutes les formes de méfiance. L’expression historique de cette psychologie politique et sociale ambiante a été trouvée dans ce qui a été retenu par les historiens sous l’appellation de l’Affaire Moïse qui a mis à nu l’une des contradictions du régime de Toussaint Louverture où se manifeste cette double conception de la terre.

C’est en tout cas après l’indépendance que la question allait se poser dans toute sa radicalité, mais aussi dans toute sa netteté. Vu que l’ennemi commun a été chassé de la terre de Saint-Domingue re-devenue Haïti, ce moment a été celui de résoudre les contradictoires qui ont été reléguées au second plan. Dans ce contexte, on assiste à une autre forme de diffraction de la société haïtienne où toutes les contradictions, les inimitiés qui ont été ensevelies afin de combattre l’esclavagisme colonial ont été exhumées de leur sommeil stratégique. Ainsi allait-elle se reposer la question de terre et de la liberté. Un autre facteur qui était déjà là s’impose plus amplement en ce contexte d’absence de « propriétaires » blancs. Il s’agit de la question du partage du pouvoir : qui doit avoir de la terre ? Qui doit commander ? C’est en quelque sorte la même question de la revendication ou de son inscription dans l’origine qui revient pour justifier le dépositaire du pouvoir. Le glissement qui complexifie la situation a pris cette forme : d’une part, nous avons les anciens libres noirs qui revendiquent l’héritage de la terre par la communauté de victimes qu’ils ont représenté avec les Indiens. Ils se sont inscrits dans l’héritage des asservis : ils constituent avec les Indiens la communauté des asservis, or il est clair que la terre a été la terre des Indiens. D’autre part, il y a les mulâtres qui ont revendiqué la terre, le pouvoir, donc la propriété au nom de leur ascendance européenne blanche. Par ailleurs, ces revendications se sont posées dans l’oubli d’une revendication plus radicale, et c’est là qu’il y a lieu d’inscrire le sens de la révolution haïtienne, s’il en est. En effet, les anciens généraux noirs et les mulâtres se revendiquent l’accès à la propriété au nom d’une forme d’inscription dans l’origine sous le ratage du nombre imposant des nouveaux libres. Alors, déjà, sans détour cela me porte à remarquer que l’indépendance haïtienne, l’invention de l’Etat haïtien s’est fait sous un ratage qui représente la béance sur laquelle se construit la politique haïtienne. Enfin ; cette masse de nouveaux libres, d’anciens esclaves ayant dans leur corps plus que tout la sédimentation de la violence coloniale, des aspirations coloniales mais aussi la résistance à cette violence, constate non sans y apporter une réponse équivalente la trahison qu’ont porté les noirs et les mulâtres. Dès leur, elle manifeste une résistance réelle face à cette institution qui ne serait nouvelle que de nom, du moins uniquement pour les anciens généraux.

Pour conclure, la configuration historique d’Haït résulte de cette dynamique coloniale et nationale où le post-colonial n’est aucunement un « après », une rupture du colonial, mais une continuité diffuse. Ainsi l’histoire haïtienne sera scandée par plusieurs mouvements paysans, mais qui de l’avis de l’historien Michel Hector, ont toujours reçu des mesures soit de répression ou des demi-mesures n’ayant jamais traité en profondeur les causes des problèmes sociaux, politiques et économiques des paysans et des groupes populaires. Et en face, au pouvoir ou dans les affaires, se rencontrent des acteurs politiques qui n’ont qu’une passion, celle du pouvoir, celle de se maintenir au pouvoir au profit du groupe ou de la famille qu’ils représentent, mais toujours au détriment du grand nombre.

Une compréhension de l’économie peut-être insérée dans ce cadre d’explication. Vu que le pays sans sa majorité est composé d’anciens esclaves qui marronnent encore face à un pouvoir qui reste colonial, l’Etat, lieu d’expression de ce pouvoir par excellence, se décharge de cette masse en rébellion depuis la fameuse question de la définition de la liberté pour tous par le partage des terres. En effet, l’économie haïtienne est entravée dans un calcul macabre qui peut être formulé en ces termes : puisqu’ils (les nouveaux libres) ne veulent pas retourner à la terre que "nous" possédons maintenant à la place des blancs, cette terre, ils la travailleront à la sueur de leur front: ce qui n’est pas nouveau puisque c’est dans la Bible, mais ils sarcleront la terre avec leurs ongles. Donc il s’agit d’une politique de l’abandon qui est aussi une forme de lutte revancharde contre un idéal de liberté qui contrevient à la domination néo-coloniale dans généraux et grands fonctonnaires du nouvel Etat haïtien.

C’est aussi de ce même point de vue, de cette même clé d’analyse que je pourrai interpréter l’analphabétisme de la population, l’existence d’un système éducatif aussi diffracté que la société. En effet, l’Etat occupe une place insignifiante dans l’accès à l’Education de la population : la grande majorité des ménages paient pour l’éducation de leurs enfants, sans recevoir de subvention aucune de l’Etat. Une telle politique d’éducation qui abandonne au secteur privé, combien hétérogène, l’offre d’accès à l’éducation et à la culture porte la même marque d’un refus exprès de créer les conditions d’accès du « populaire », du « paysan » à la culture, mais aussi à une véritable citoyenneté portée par une vision globale de la société. Au même titre que son attachement à l’inculture de la terre ou à la sous-culture de la terre, le paysan et son avatar, la « classe populaire », que les politiciens haïtiens appellent de leur voeu, la « masse populaire » pour exprimer inconsciemment peut-être le caractère inculte, difforme, non classique, non cultivée, non travaillée de cette catégorie sociologique, ne parvient pas non plus à se cultiver. En d’autres termes, l’Etat et ses élites qui le prennent en otage, enferment la "paysannerie" dans une double inculture afin d’éviter toute forme de promotion dans la dignité et dans l’être: donc la politique de l'Etat haïtien est celle de la production de citoyens sans prises sur les choses publiques; des "zombis". Et en même temps, ces mêmes élites n’ont pas cessé de produire un discours colonialiste, ségrationiste (moins virulent aujourd'hui) sur les pratiques sociale, religieuses et économiques de ces paysans. Il a fallu du temps à la "culture populaire", portée et nourrie par la vodou, pour qu’elle soit chantée et écoutée par une frange de la société haïtienne, après que cette culture a fait l'expérience traumatisante des campagnes anti-superstitieuses et de discours diabolisants.

C’est pour toutes ces raisons que j’ai tenu le propos selon  lequel l’Etat haïtien s’établit sur un refus de société haïtienne dès l’indépendance, puisque cette société, telle qu’il la voulait, se dérobe tout en se reproduisant ailleurs au contour de l’Etat. C’est ce que nous dévoile encore le 12 janvier. On pourra se demander, sans scrupule, est-ce que les « camps » ne seraient pas cette forme de gestion que l’Etat attendait depuis longtemps pour enfermer dans la honte et l’indignité une population qui porte une vision du monde, de l’organisation sociale et de la gestion du pouvoir ? Dans ce cas, on devra attendre plus qu’une année pour que des chantiers de reconstruction et de relogement des citoyens soient mis en œuvre.

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