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24 avril 2010 6 24 /04 /avril /2010 16:50

 

L’objet de cette table ronde de ce soir porte d’une manière ou d’une autre sur ce qui devient un leitmotiv en Haïti et dans la communauté internationale : « la reconstruction d’Haïti ». Nous tenterons de poser la question de la re-construction à partir du re-penser Haïti, partant de l’idée qu’aucune reconstruction de la société haïtienne ne saurait faire l’économie de la pensée, puisqu’il faut d’abord, pour une reconstruction pertinente, procéder à l’épreuve de la pensée.

Ainsi circonscrit, notre titre prend dès la formulation problématique suivante. Que veut-on entendre par « re-penser Haïti » ? Le préfixe qui accompagne le « penser » du repenser et qui renvoie au renouveau de la pensée d’Haïti pose quelques problèmes : d’abord s’il faut repenser Haïti, c’est dire qu’Haïti a été déjà pensée et que le tremblement de terre qui a eu lieu le 12 janvier dernier n’a pas seulement ébranlé la terre, le sol géographique d’Haïti, mais aussi le sol « idéologique », le cadre de pensée qui a structuré la société haïtienne. En ce sens, repenser Haïti ne serait qu’une tentative de retrouver ce sol fondationnel, comme on dit au pays, pour la fondation de la maison.

La fondation est la base sur laquelle repose les quatre murs de la maison, si elle n’est pas solide, la maison ne saurait se supporter elle-même. Repenser Haïti serait d’abord, vérifier si cette fondation est toujours solide et comprendre comment elle n’a pas pu résister à ce monstre souterrain qu’est un tremblement de terre 7,3 sur l’échelle de Richter. Donc, en scrutant l’état de la fondation démantibulée par le séisme, il est possible d’en venir à deux conclusions : premièrement, le sol ne pouvait pas soutenir une telle fondation, parce que trop solide, et la terre trop friable…Deuxièmement, la fondation était trop frêle, peu de matériaux de qualité. A dire vrai, il est possible d’élaborer de manière indéfinie d’autres cas de figure, en combinant sol et matériaux. Et nous reviendrons à la question plus précise : d’où a-t-on trouvé les matériaux pour construire la fondation ? Du sol, frêle ou solide ? De l’étranger ? Selon les réponses avancées d’autres hypothèses seraient possibles.            

D’autre part, un autre type de réponse est possible, celle qui montrerait qu’il n’y ait jamais eu de fondation, donc jamais eu de « pensée d’Haïti ». En ce sens, repenser devient très problématique puisqu’il est du même coup difficile de trouver la pensée dont repenser serait le renouveau. Dans ce cas, il faut composer avec le repenser, en ce que toutes les activités humaines portent les traces d’une activité intellectuelle ou affective. Du reste, pensée n’est pas réflexion, mais spontanéité, improvisation. Ainsi, et seulement ainsi que nous sommes capables de comprendre repenser Haïti, c’est-à-dire, trouver les traces d’une pensée non formulée dans les interstices des pratiques d’organisation d’Haïti comme territoire, d’Haïti comme société, d’Haïti comme population, d’Haïti comme culture.

Donc, nous avons recensé quatre axes fondamentaux pour penser d’où pouvait-il advenir une pensée d’Haïti, cette fois-ci,  nous entendons par « pensée », un cadre théorique ou idéologique définissant le bien-être que l’Etat haïtien devait réaliser pour ses citoyens. Toutefois, parmi ces quatre axes répertoriés, nous nous décidons à accorder une plus grande attention à celui du territoire qui, pour nous, représente le lieu particulier où se met en place une véritable politique d’un Etat digne de ce nom.

 

***

 

Le territoire : si durant plus d’un quart de siècle après l’indépendance, le territoire haïtien, portant les traces de l’exploitation coloniale, était l’enjeu politique de première importance pour les gouvernements haïtiens, il reste qu’il était inséré dans un projet de sauvegarde de la souveraineté nationale. En effet, il ne s’agissait pas d’une politique de l’aménagement du territoire, d’une manière d’occuper l’espace, mais celle d’une stratégie de salut public. A ce moment, on était plus attentif aux zones côtières, frontalières qu’à l’intérieur du pays. Certes, des politiques agraires ont eu cours, des codes ruraux on été élaborés afin de contrôler le déplacement des anciens esclaves. Enfin de compte, ce qui pourrait porter le nom d’une politique de l’aménagement du territoire n’était qu’une politique du partage de la terre et des mains d’œuvre ainsi qu’une conscience aigue de la sauvegarde de l’indépendance. L’Etat haïtien n’a pas eu le contrôle de son territoire, en ce qu’il se donnait l’initiative de proposer un ordre d’habiter ce territoire découlant de décisions administratives sur les formes d’occupation que les citoyens haïtiens devaient en faire. Et un Etat qui ne contrôle pas son territoire ne peut être qu’un Etat retranché. Donc un Etat qui « marronne ». Mais c’est aussi un Etat qui n’a pas le contrôle de sa population.

Contrôler sa population est loin d’une politique autoritaire ou dictatoriale de la main mise. Le contrôle dont il s’agit est celui de la connaissance du nombre de citoyens vivant d’abord sur l’ensemble du territoire, et le fait d’établir une politique qui est susceptible de répondre à leur aspiration émancipatrice. Il est à remarquer que la statistique démographique appelle la politique du territoire. Il est essentiel pour un Etat qui se respecte de connaître ses potentialités démographiques, afin de mieux établir des politiques d’éducation (répondre à l’idéal de citoyenneté, produire des ressources humaines capables de dynamiser la vie économique, politique, sociale et culturelle de la société), de santé publique, mieux repartir les usages des régions en fonction de leur spécificité (donc établir une régionalisation stratégique, c’est-à-dire capable de répondre au projet global d’occupation du territoire en vue d’assurer la souveraineté de l’Etat et de faciliter le bien-être des citoyens). Donc promouvoir une politique agricole ou/et industrielle visant à produire des richesses et autonomiser l’Etat face aux autres partenaires locaux, régionaux ou internationaux.

Les politiques du territoire et de la population représentent le socle de la politique, que nous définissons comme l’organisation d’un groupe d’hommes selon l’objectif du bien-être, de la justice ou de la réalisation de soi de chaque citoyen. Permettre à la société, à l’ensemble des citoyens de se réaliser exige une connaissance de leur spécificité, de leur trait particulier, non pas pour les instrumentaliser dans leur imaginaire, dans leur désir, dans leur attente, non plus pour les réprimer au profit de valeurs extrinsèques, liées à la colonisation, mais pour les entretenir et leur offrir de cadre pour mieux consolider leur rapport au monde, leur rapport à eux-mêmes, aux autres, donc à la société elle-même. L’administration établie par l’Etat ne doit pas être entièrement en déphasage avec la société, donc entretenir le petit groupe d’administrateurs eux-mêmes.

Selon les quatre facteurs que nous venons d’exposer très brièvement, nous concluons que deux constantes marquent la structure de l’Etat haïtien et montrent ce que pouvait être la pensée d’Haïti qu’il importe aujourd’hui de repenser : l’Etat haïtien a toujours été un Etat « partisan », un Etat de parti pris, c’est dire que ses partis pris étaient toujours liés aux intérêts de partis contre d’autres (les politiques haïtiennes ont toujours été la difficile unité d’un même groupe, les privilégiés), tandis qu’il devait être au-delà des partis afin de les arbitrer au profit de l’ « intérêt général » ; l’Etat haïtien n’a jamais été un Etat attentif aux pratiques scientifiques (il fait peu de cas aux acquis de la science, est-ce pourquoi nous avons l’impression d’un archaïsme répugnant en Haïti).

Ainsi, nous en venons à la conclusion qui irritera nombre de compatriotes : l’Etat haïtien est un Etat improvisé dont les politiques d’urgence restent les méthodes particulières de gestion. Son administration est celle de l’urgence : aucun projet de société global susceptible de donner une cohérence aux présidences et aux gouvernements. Entre les politiques de l’urgence d’un Etat qui néglige ses citoyens et l’urgence de la vie des citoyens, le résultat devient les constructions anarchiques (pour ce qui a rapport au territoire), faible taux d’alphabétisation (population, culture), manque de soins de santé (hôpitaux, population), économie fortement informelle (population, territoire), absence de légitimité, faiblesse de l’Etat (administration, population), etc.

 

***

 

Le constat que nous venons de dresser très rapidement nous force à poser qu’il ne s’agit pas de repenser Haïti mais de la penser, de poser une fois pour toutes les fondements essentiels d’un Etat « moderne »[1], d’un Etat qui doit transiter, comme l’exige le contexte mondial actuel, entre la modernité politique à la structure étatique qui se met en place. Pour y répondre, nous ne faisons que proposer quelques grandes lignes directement découlées de notre position de départ.

L’Etat haïtien doit se définir dans sa souveraineté, c’est-à-dire en ayant la maîtrise de son territoire et de sa population afin de pouvoir mettre à profit, par une politique de l’aménagement du territoire et une politique agraire pertinentes, le territoire au bien-être de sa population. Cette fois-ci, il ne sera plus question de mener une politique de la  sauvegarde du territoire, il convient de penser la place du territoire dans la région et dans le monde et saisir ses fragilités, ses forces au regard du mouvement mondial du monde afin d’assurer une intégration d’Haïti selon les contraintes du monde présent. Désenclaver le territoire doit conduire à la prise en charge de la population en lui apportant une éducation qui répond aux exigences du monde et de la société haïtienne. Il faudra penser le citoyen haïtien dans ce dispositif à venir du cosmopolitisme qui consistera à en faire un homme du monde.

Désenclaver aussi l’administration, en la tirant de son apartheid, en l’amenant à prendre la société pour partenaire, en sachant que sa mission propre est de la servir, et faciliter sa « satisfaction » et non son instrumentalisation, à être un instrument de gestion sociale et non une instance de gestion et de production d’inégalités, d’infériorisation des citoyens.

Enfin promouvoir une politique de la culture qui fera advenir une dynamique culturelle mettant en scène les richesses culturelles du pays, au lieu d’entretenir deux ordres de culture grâce auxquels on entretient deux ordres de société, et une inégalité révoltante.

Enfin, l’Etat haïtien doit sortir de son rapport colonial à la société, en créant les conditions de l’avènement d’une « société haïtienne » et non pas de deux ordres de société s’attirant, se repoussant dans les pratiques ambivalentes de la majorité de ceux qui composent les « élites haïtiennes ». Pour le dire plus clairement : les élites haïtiennes doivent cesser de prendre l’Etat en otage au profit de leur intérêt particulier, donc au détriment du pays.

Penser Haïti, c’est revenir à décrire les incartades des « élites haïtiennes » dans leur profond mépris pour la société au profit de leur narcissisme, de leur mesquinerie, de leur double jeu qui a fait vaciller la société entre des valeurs qu’ils ont maintenues dans une prétendue opposition.

 

Edelyn Dorismond,

Communication présentée à la Mairie de Meulan



[1] Nous voulons entendre à dessein la modernité dans un sens autre que celui dont a l’habitude le définir. Par modernité, nous renvoyons la geste des esclaves de Saint-Domingue, ancienne colonie française, qui consistait à universaliser véritablement les droits de l’homme qui étaient avant tout affaires des Européens. Est-ce pourquoi nous pensons que la véritable modernité reste à venir dans les germes mêmes de l’Etat haïtien qui a un effort à faire, un simple effort à faire, prendre en compte les revendications des anciens esclaves pour faire advenir un ordre social équitable au regard de ce désir de liberté et d’égalité pour tous.

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