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28 avril 2012 6 28 /04 /avril /2012 11:11

 

Par Edelyn DORISMOND

Docteur en Philosophie

 

 

 

Combien de fois nous est-il venu l’idée de consacrer une réflexion à cet artiste d’une fougue sans égal dans la Caraïbe francophone, et nous hésitons : un philosophe qui écrit sur le dance-hall : musique de jeune ! La résistance a été vaincue… Comment résister à celui qui a une conscience caribéenne, qui aimerait que la Caraïbe au moins une dernière fois se mette debout pour ouvrir ses yeux sur le délire du monde toujours colonial ; duquel délire elle est faite, il y a de cela cinq siècles. Admiral-T !  Pour nous, il n’y a de conscience contemporaine caribéenne plus populaire, mais plus claire, mais plus vive que ce chanteur d’un verbe acerbe, indigné, mais paisible, juste ! Nous avons bien sûr aux « Antilles » une certaine conscience par-delà les manipulations politiciennes qui instrumentalisent l’opinion publique contre les Haïtiens, les Dominicais et les Dominicains qui cherchent à sauver l’exigence ontologique de maintenir la vie contre le capitalisme prostitutionnel dans ces pays de sous-traitance. Mais par-delà ce calcul macabre de politiciens sans vergogne qui procèdent selon les exigences de leur préoccupation électorale, il faut dire qu’une conscience antillaise francophone ourdit les chansons des différents groupes ; qu’ils soient du « Compas » ou du « Zouk », ou de l’éternelle « Kasav ». Par-delà la merderie politicienne, nous sommes certains que les Antilles que nous désignons de « francophones », parce qu’il n’y aurait de « français » que ce qui est de France métropolitaine, comportent une unité culturelle qu’il n’y a pas besoin d’aller chercher trop loin : aussi une conscience de la manipulation politique et de la misère économique, sociale instituée par les exploitations des politiques économiques rentières et mercantilistes. Les anthropologues et les historiens de la région nous ont habitués à certaines thématiques : pratiques magico-religieuses, l’expérience commune de l’esclavage et de la colonisation, la fragilité de l’espace, etc.

Qu’il y ait quelqu’un pour susciter l’idée que la Caraïbe, par-delà la diversité des langues, est une, nous pensons qu’il y a dans cet acte un courage qu’il ne faut pas laisser passer inaperçu et abandonner Admiral-T uniquement aux amateurs du dancehall (king), pour la simple et bonne raison que nous avons besoin de cette conscience d’habiter l’espace où l’on partage beaucoup d’occurrences culturelles, géographiques et historiques communes. C’est là un acte de résistance fondamentale, dans la mesure où la Caraïbe a été forgée selon la politique mercantiliste coloniale à partir d’un « exclusivisme » qu’il faut faire voler en éclats, si l’on veut exister vraiment face à cette machine globalisante du capitalisme.

         Nous admettons, par ailleurs, que cette conscience caribéenne doive être entretenue par une dialectique qui prend en charge l’articulation de son lieu d’enracinement et de son ouverture à tous les Caribéens : être chez soi comme on pourrait être chez tous les autres ! Admiral-T incarne une pédagogie dans l’avènement de cette Caraïbe vécue avec laquelle on a jusque-là qu’une relation spéculaire : nous regardons la Caraïbe selon la grille de l’autre : espace de soleil, de sexe et de mer. Voilà ce qu’il nous faudra défaire pour laisser advenir la Caraïbe dans sa nudité socio-historique et culturelle : une terre de souffrances et de résistances, terres de la réification de l’homme, mais aussi et surtout terre où l’humanité s’est mise debout pour signifier son irréductible dignité fondamentale. En ce sens, Toucher l’horizon qui, pour nous, est le meilleur album de l’artiste, met en relief un ensemble de thématiques fondamentales à la fois pour penser le dedans et le dehors, penser sa société (la Guadeloupe) et la Caraïbe en même temps tout en étant ouvert au problème de nos « immigrés ».

Certes, il lui a été reproché certaines chansons portant des messages anti-homosexuels. Ces reproches fondés ou non ne doivent aucunement nous interdire d’apprécier ce qu’il y a de grand, en tout cas, en ce qui concerne notre espace sémiotique de sens, la Caraïbe.

Nous faisons référence à souhait à Toucher l’horizon qui porte un élan spirituel que nous rencontrons très rarement chez les artistes du dancehall, du raggamuffin ou du reggae, généralement présentés par l’imaginaire social comme d’expérimentés sniffeurs. Certes, nous ne saurions oublier l’inoubliable album Saël and Friend comportant des titres d’une force spirituelle fondamentale, particulièrement tchenbe rèd pa moli, et tout récemment certains tubes de BIC : Nou byen mal, Pwen Final et Yon ti kalkil, de Easy One (Zkot philosophie) : tous ces chanteurs d’une qualité exceptionnelle avec des orchestrations et des textes d’une composition artistique sans égal, mettent à notre disposition des réflexions qu’aucune philosophie élaborée dans la Caraïbe n’a su élaborer. C’est dire que la Caraïbe n’est pas seulement un espace de « plaisir » ou « jouissances » à deux sous pour touriste en marre d’une société de consommation qui a fini à l’arrivée par les réduire à des cons sommés en ration économique. Nous avons aussi en tête la fameuse Destiny de Buju Banton, Timoun de notre regretté Master DJ, celui qui a tracé cette voie musicale en Haïti.

Revenons à celui qui est le sujet d’inspiration de ce texte. Revenons à Toucher l’horizon le titre premier de l’album éponyme. Histoire d’une conscience aigue de l’effort, de la force, conscience de sa culture comme lieu de son « soi », de son identité ; dénonciation de l’assistanat comme condition de l’ « oisiveté ». Bref, c’est la voix qu’il accorde à ces jeunes Antillais abandonnés par une politique de l’assistanat les maintenant dans l’attentisme d’une intervention qui n’apporte aucune possibilité de se défaire de la dépendance, de se faire comme dignité, de vivre sa capabilité, son être capable. Mais… Mais la conscience de soi, de sa culture comme créativité fondamentale doit nous maintenir dans l’être et résister contre les spoliations. Face à cette politique de l’assistanat, posons notre regard face à l’horizon, lieu du ressourcement où l’on est en mesure de se déterminer et de dire à quiconque notre valeur. C’est aussi la patience de prendre le chemin vers l’horizon avec notre « sac » contenant de ce que nous possédons, l’essentiel : la culture grâce à laquelle nous serons en mesure d’affirmer que nous n’habitons pas le monde sans enracinement.

Cet enracinement qui lui porte à la prise en compte des forces du pays par-delà les religions. Qu’il soit clair que ce morceau, fos an peyi la, n’est pas seulement la conscience de ce que possède la Guadeloupe comme compétences compétitives au niveau international (boxeur, entrepreneur, footballeur, etc.), il y a dans cette pièce musicale en plus cette synthèse réussie de Gwoka et de ragamuffin, comment pourrait-il être autrement avec la participation de l’incontournable maître Jacob Devarieux et avec la présence de Jocelyne Beroard qui ont fait avec le groupe Kasav ce que nous savons tous. Cette pièce est une réussite, par-delà ce Gwoka-dance elle est un hymne à la Caraïbe comme lieu de Créolisation. En ce sens, « nous sommes tous les forces du pays » ne doit pas être seulement dans le sens du Guadeloupéen qui est parvenu à la conscience de soi en détachement d’une métropole toujours coloniale, mais  comme une conscience caribéenne où la performance présentée par le Guadeloupéen est cumulable à ce que présentent l’Haïtien, le Dominicais, le Cubain, le Jamaïcain le Dominicain, le Trinidadien, etc. Nous sommes les forces du pays par-delà la mer. Par-delà la diversité : pêcheur, cultivateur, musicien, chercheur ou universitaire, etc., nous sommes les forces de la Caraïbe. La mer ne saurait nous séparer. Malgré que la mer nous sépare, nous connaissons bien ce que nous sommes. Par-delà la mer nous nous unissons, par-delà la mer nous constituons une unité diverselle, une unité tendue. C’est cette unité diverselle qui représente la force du pays, la force de la Caraïbe.

Amiral-T ! Cette voix dans la brume des injustices antillaises, voix de ces jeunes qui sont aux abois contre toutes les discriminations épidermiques, sociales, etc. Voix jeune qui est en avance sur beaucoup de ces ratiocinations des intellectuels antillais qui s’abreuvent des théories exotiques occultant la « misère » sociale des jeunes, d’une population asphyxiée. Admiral-T ! Il dénonce la monstruosité d’une politique qui ne tient en rien compte de l’émancipation des Antillais qui s’engouffrent dans le « paradis artificiel », ivre de désespoir. Admiral-T ! La voix qui reprend le soleil et dit à chacun de nous l’amour reste la voie de résistance. Il faut une grandeur d’âme pour transfigurer la violence du système socio-historique, la violence de l’autre en amour et en jovialité, telle que témoigne la musique de ce raggaman.

La Caraïbe prend chair dans la figure de cette « fille » caribéenne » dont Admiral-T et Wyclef, dans une autre pièce ont chanté les exceptionnelles qualités. Cette île caribéenne qui nous force à entreprendre l’autre retour, l’interminable retour que nous sommes appelés à entreprendre tous… Dans les pas de Césaire, sans être négritudien…Retour au pays natal… C’est dire que la Caraïbe est une chair, une alma mater qui nous a offert sa chair : nous sommes la chair de la Caraïbe faite de fragilité, de la résistance que nous livrons à la vie à la gueule du volcan Pelée ou Soufrière au séisme infernal du 12 janvier 2010, aux cyclones David, Hugo, etc. C’est le Fruit du cyclone : nous sommes toujours debout dans le tremblement de la terre, dans la mise au feu de la terre…  Et c’est la danse… Une ambiance chaude, chaleureuse !!!

Encore une fois, nous sommes très éloignés des clichés d’une Caraïbe-carte-postale faite pour les touristes fatigués, épuisés d’une « civilisation » qui les a fragilisés pour la consommation et qui donne à voir la Caraïbe comme dépotoir de leur érection facile, de leur endurance molle…La Caraïbe est la mère : amour et souffrance, souffrance et espoir ; dureté et résistance. C’est pour cette raison que, malgré la fragilité, nous osons déclarer : dansons, dansons…Rentrons dans la danse… tournoyons-nous selon le kwaze lewit, selon le lewoz oublions le prochain cyclone, oublions le prochain séisme, occupons-nous de l’instant de la danse.

C’est bien cette attention au présent qui nous donne la conscience aigue du tragique, de la dérision… C’est cette conscience de la domination qui nous porte à nous moquer de la vie dans un verre de rhum où nous rencontrons l’histoire de nos ancêtres, leurs efforts, leur sueur qui nous transmet la compréhension que l’union est la force, mais avant tout il faut  vivre, marronner dans le cœur de la domination.

Ceux-là qui se stressent de leur force de domination sont fascinés par ce qu’ils désignent notre « nonchalance », notre « frivolité »… Ils sont vraiment incapables de comprendre qu’une île qui se meurt, qu’une société qui a fait le pari de la vie ne saurait se perdre dans des calculs mortifères et ascétiques, qu’une terre cuite de manipulations, de dominations capitalistiques et secouée ou ravager par les séismes et les cyclones ne peut miser que sur la vie à vivre pleinement chaque jour.

 

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