Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
7 juin 2012 4 07 /06 /juin /2012 14:15

 

 

Edelyn DORISMOND

Philosophe

 

Il m’a été demandé de produire une réflexion sur la raison d’être, ce qui justifierait l’institutionnalisation d’un comité d’étudiants haïtiens à l’étranger. Je dis l’institutionnalisation à dessein, puisque les étudiants haïtiens vivant à l’étranger sont bien réels ; toutefois, cette réalité semble porter un manquement que l’organisation de ces étudiants en « comité » serait appelée à corriger. Ainsi leur organisation en structure juridiquement reconnue serait une procédure indispensable. C’est à ce niveau que s’impose le « pourquoi ». Pour quelle raison, qu’est-ce qui peut donner une consistance justificatoire à cette conversion d’un nombre épars d’étudiants en comité organisé autour d’un statut juridique sanctionné par le pouvoir d’accueil et guidé par une finalité partagée ? Pourtant j’hésite à répondre à une telle question, et cela, pour la simple et bonne raison que la question de la finalité à laquelle renvoie le pourquoi, qui est à la fois la question de l’orientation (quelle serait la politique de ce comité ?) ou de la signification (ce comité répondra, dans l’ordre de l’ontologie sociale, à quelle nécessité ?), reste une exigence intellectuelle embarrassante. De mon point de vue, cette question massive risque d’escamoter la question la plus urgente : un comité d’étudiants haïtiens à l’étranger est-il possible ? S’il est possible, selon quelle modalité faut-il l’instituer ? Ces deux questions me conduisent directement à un constat en apparence éloigné de l’intitulé même de la question de départ, celui du rapport de l’Haïtien, en tout cas de la « diaspora » haïtienne avec les structures associatives, et d’autre part, celle de la « nature » même de la diaspora haïtienne d’où il faut nécessairement insérer ces « étudiants haïtiens vivant à l’étranger ».

Donc s’il me reviendra de proposer quelques jalons à cette idée d’un comité d’étudiants haïtiens vivant à l’étranger, encore ne faut-il pas faire l’économie d’une considération générale sur le statut d’étudiant dans le monde contemporain, d’autre part sur la diaspora haïtienne et le pullulement d’associations de tout acabit. Ce qui me porte à attirer l’attention de ceux qui ont nourri l’idée d’une association d’étudiants haïtiens de la diaspora à l’idée extrêmement importante : monter une association est un acte d’appropriation d’un espace de pouvoir dans l’ordre de la circulation du pouvoir social. Alors je pourrai répondre enfin, par une mise en garde, s’il doit émerger une structure estudiantine haïtienne, vu les expériences répétées qu’on a connues, les mauvais coups, les trahisons, qu’elle ne soit pas un tremplin pour les initiateurs pour confisquer un flux de pouvoir en circulation au détriment de ceux qui les légitiment. Au contraire, une telle organisation devra se donner pour tâches l’institutionnalisation d’une conception homogène de l’université et d’une vocation universitaire à être attentif à Haïti. L’on comprendra qu’une telle structure s’occupant des étudiants haïtiens vivant à l’étranger devra se donner pour mission : créer les conditions aux universitaires haïtiens à l’étranger de s’investir selon leur compétence et leur dévouement dans la production et la transmission de connaissances haïtiennes et générales.

Christine Chivallon qui a effectué un travail remarquable sur la « Diaspora noire des Amériques » a fait une remarque qui, à bien observer les « communautés » haïtiennes et caribéennes de la diaspora, renvoie au constat que les sociétés créoles sont marquées par une gestion particulière du pouvoir. Dans ces sociétés, il est donné à voir que les gens déplacent constamment le pouvoir, le décentrent contre toute tentative de le centrer, le situer en vue de l’instrumentaliser contre ou au profit des « dirigeants ». Un tel constat ne témoigne pas d’un pessimisme, non d’un militantisme qui justifierait la dérision du pouvoir dans ces sociétés. Au contraire, il nous met en face d’une question cardinale, en ce qui concerne même l’objet de mes propos : comment est-il possible de faire société, ou de s’associer dans un tel contexte ? Autrement dit, si dans la société on constate une tentative répétée de « driver » le pouvoir, de la déplacer contre toute forme de centralité, ce que Gérard Barthélémy a appelé à la suite de Pierre Clastres, la société contre l’état, il est important de se demander comment faire société, comment s’associer, dans la mesure où l’association exige un mode de centralisation, qui n’est pas encore confiscation, afin d’assurer un certain ordonnancement des activités ?

Il m’est difficile de reprendre ici la lecture de Barthélémy de Clastres pour interpréter cette fuite du pouvoir. Je ne pourrai pas non plus exposer toutes les implications de cette posture de la société face au pouvoir. Toutefois, on pourra retenir que les Haïtiens de la diaspora traduisent cette fuite de la centralité dans le nombre vertigineux d’associations haïtiennes, franco-haïtiennes, canado-haïtiennes, américano-haïtiennes, etc. C’est dans ce contexte que je tiens à suspecter le projet d’un comité d’étudiants haïtiens vivant à l’étranger : une association de plus ? Certes, on pourra m’objecter qu’il n’existe pas de telle structure associative dans la diaspora. En effet, s’il n’existe pas encore une structure de cette vocation, il existe tout au moins des associations étudiantes, celle de Toulouse, celles de certaines universités américaines, etc. Donc c’est dire que l’on n’institue pas quelque chose de nouveau, ainsi il est important de penser la modalité de gestion d’espace de visibilité avec l’existence de ces associations qui se demanderont à coup sûr : au nom de quoi doit-on intégrer une association qui va nous diluer ? Partant de cette question, j’en viens à la question de la diaspora haïtienne.

On parle de la diaspora haïtienne comme l’on parle de la société haïtienne. Et pourtant il n’y a pas de diaspora haïtienne, il y a des diasporas haïtiennes. Faut-il préciser que la diaspora haïtienne des États-Unis n’est pas celle de l’Europe, et celle de l’Europe comporte la diaspora haïtienne de France, de Belgique et de Suisse. Combien de fois, parlant de diaspora haïtienne nous négligeons les « coupeurs de canne » en République dominicaine ! Voyez combien l’idée d’une diaspora haïtienne homogène n’a aucune consistance scientifique ou empirique.

En plus, il est aussi important d’étudier les représentations qui sont faites les unes des autres. De la France comment, moi, universitaire, vois-je un étudiant, un universitaire haïtien au Canada, aux États-Unis, au Venezuela, au Mexique, en République dominicaine ? Or c’est à ce niveau qu’il faut poser la question de la possibilité du « comité étudiant ». Si un tel comité est possible, néanmoins faut-il s’attaquer à ces questions.

Donc, je propose de méditer ces deux ordres de problème auxquels doivent s’affronter ceux-là qui ont la noble intention de créer un comité des étudiants haïtiens vivant à l’étranger : d’une part, il faut éviter de procéder à la formation d’une association par souci de dériver le pouvoir, c’est-à-dire de le déplacer de sa centralité afin de le recentrer sur soi. Une telle démarche ne conduira qu’à l’émiettement de la structure comme on le constate dans le cas des structures religieuses et ecclésiales de la communauté haïtienne de France et des Etats-Unis, à en croire Chivallon, etc. Il faut être attentif à l’idée que l’institution d’une association génère plus d’inimitié que d’amitié, plus de conflit que de paix. Enfin plus de tension. D’autre part, cette disposition à faire cavalier seul dans la circulation du pouvoir, en vue de le capter pour soi, peut trouver un terreau fertile dans la diversité de la diaspora, dans la tension larvée qu’il y a entre les diasporas haïtiennes.

Cela dit, il faudra surmonter sur ces deux obstacles majeurs, avant de poser la question de la finalité de ce comité, puisqu’en tenant compte de ces difficultés, si elles persistent aucune possibilité de faire quelque chose ensemble n’est certaine. Enfin il n’y aura pas lieu de se demander « pourquoi un comité d’étudiants haïtiens à l’étranger ». Du moins, devrait-on partir d’une autre formulation : pourquoi n’existe-t-il pas depuis un comité international des étudiants haïtiens ? A-t-on déjà tenté ? Qu’est-ce qui pourrait expliquer les échecs au cas où il y en avait.

Nous, les Haïtiens, nous avons une manière expéditive de regarder l’avenir sans se soucier du passé. Contre cette posture au temps, à la temporalité, je vous invite à fouiller dans le passé pour accoucher l’avenir. Et l’on comprendra …

Partager cet article
Repost0

commentaires

Présentation

  • : Haïtiano_Caraïbes-Philo.over-blog.com
  • : Procéder à un questionnement radical, selon les axes philosophiques et anthropologiques proposés par la phénoménologie, et l'originalité du "réel" caribéen, de la question du vivre-ensemble "diversel". Donc dé-saisir la philosophie de son "habitus" pour la dépayser dans le maëlstrom de la Caraïbe tout en assumant les conséquences: réinventer la philosophie en la décantant de son hantise identitaire, faire trembler sa géopoïétique (occidentale) du savoir.
  • Contact

Recherche

Liens