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2 février 2013 6 02 /02 /février /2013 12:49

 

Dans ce travail de critique (littéraire), nous présenterons l’œuvre d’Ernest Pépin comme une poétique du dire de la mémoire caribéenne « blessée » ayant traversé environ quatre siècles d’histoire douloureuse de l’esclavage, de la dénégation, de la résistance et de la créativité.

Si l’œuvre de Pépin, par ailleurs, met en relief la dimension poétique de cette souffrance collective, elle en dresse en même temps une vue globale ; elle en propose donc une esthétique qui renvoie à une poétique, qui ne concerne pas l’œuvre en tant que telle, mais porte plutôt sur le mode d’exister de ces sociétés post-coloniales. La poétique en question concerne peu le « travail » de la mise en forme que réalise l’œuvre de Pépin ; elle témoigne, en revanche, du « travail », de la créativité à l’œuvre dans les sociétés caribéennes, laquelle créativité montre les « formes symboliques » de la manifestation de cette souffrance et des pratiques qui la transfigurent en hymne à la vie. En ce sens, l’œuvre de Pépin comporte une ambivalence qui en constitue, en partie, l’originalité : elle atteste la souffrance et la créativité des sociétés caribéennes en même temps qu’elle est l’expression de cette créativité, qu’elle est cette créativité. Donc c’est au regard de l’autoréflexivité critique et poétique que nous devrons lire l’œuvre de Pépin.

Par autoréflexivité, nous entendons l’attention que Pépin, en tant que Caribéen, porte sur la Caraïbe, à partir des ressources esthétiques et poétiques de la Caraïbe. Pour mener à bien ce travail, nous montrerons comment Pépin a fait un choix original, celui de la « quotidienneté » des « vies ordinaires » dans les sociétés caribéennes. Ici, la quotidienneté représente l’espace-temps du décor où se met en place l’intrigue des existences aux prises avec un passé traumatique et une actualité portée par une dynamique déferlante de la « modernisation ». L’espace-temps, dans cette dynamique, se déploie comme spatialisation-temporalisation des existences qui se cherchent dans l’obscure expérience esclavagiste et d’émancipation.

Cette considération nous porte à proposer une entrée dans l’œuvre de Pépin par la question de la quotidienneté des vies ordinaires, où se donne à observer cette spatialisation-temporalisation comme mode de reterritorialisation déterritorialisante de la souffrance dans le mélange baroque de la joie et de la peine de sur-vivre à la honte de l’esclavage et de la colonisation. Il ne s’agit pas de soutenir que l’œuvre de Pépin ne renferme aucune thématique qui serait susceptible d’intéresser les  fanatiques d’une littérature dite « universelle », et qu’elle serait, en l’occurrence, une démarche d’esthétisme local. Loin de là ! La démarche consiste, au contraire, à enraciner l’œuvre dans sa terre nourricière, la Caraïbe, afin de mieux saisir sa force de création et aussi comprendre de quel point de vue, de quel lieu, dans l’existence, l’auteur nous parle de la condition humaine. En vérité, il s’agit, dans cette œuvre, fondamentalement de la condition de l’homme post-« colonisé », de l’homme défiguré par les formes de domination les plus réifiantes de l’esclavage colonial : nous y trouverons une métaphysique de l’homme écrasé par l’expérience esclavagiste. En ce sens, l’œuvre de Pépin résonne à tous ceux qui s’interrogent sur les caractères réifiants de la servitude. Elle porte aussi le pari humaniste de la capacité humaine à marronner, à résister à toutes formes de domination, quitte à les reproduire ou à les transfigurer dans des actes de solidarité, etc.

Il n’y a, selon nous, de voie plus importante que la quotidienneté pour repérer ce qu’il y a de plus original dans l’œuvre de Pépin et par quoi il se démarque des autres écrivains antillais. En effet, d’une part, il faudra remarquer que les personnages sont de « pauvres gens » qui se battent tant bien que mal dans une existence kafkaïenne structurée selon des décisions extérieures et abêtissantes. Les Caribéens ressemblent à K du Procès, assignés à résidence coloniale pour subir les pires injustices portant atteinte à leur dignité humaine. Ils sont astreints à la servitude depuis leur naissance. C’est la devenance, c’est-à-dire le devenir de ce devenir dans l’esclavage que nous expose l’œuvre de Pépin. Donc, nous sommes en présence d’une œuvre qui accorde une attention particulière à la quotidienneté des gens modestes afin de mettre en scène la réalité existentialo-historique des Antillais donnant lieu à des « figures » diverses.

Par ces figures qui représentent pour nous des types anthropologiques ou sociologiques des cultures antillaises, Pépin nous présente une cartographie de la dynamique anthropologique, sociologique de ces sociétés. En ce sens, l’entrée par la quotidienneté que nous effectuerons dans l’œuvre de Pépin n’est pas une coquetterie de dilettante, mais un choix qui se veut pertinent, par lequel nous voudrons présenter la force d’une telle œuvre. Ce que la quotidienneté permet de mieux mettre en relief, c’est la manière dont les Antillais sont aux prises avec les différentes formes de domination ou de violence, et les stratégies heureuses ou malheureuses qu’ils invitent quotidiennement pour détourner à leur profit, des fois, au détriment d’autres Antillais, les mécanismes d’une colonisation qui ne cesse de se métamorphoser, et de métamorphoser les Antillais. Ainsi la quotidienneté comme « lieu » de la mise en œuvre du génie créateur de l’homme devient le thème fondamental d’une œuvre qui fait le pari de la « vie », de la vitalité comme attribut d’une terre en/de souffrance.

Sa démarche qui se veut « réaliste » procède sans nul doute par une critique décapante des sociétés où la modernisation liquéfie les « formes de vie » traditionnelles. Il y a quelque chose dans le style critique de Pépin qui rappelle la distance froide d’un Tchekhov. Mais Pépin, auteur caribéen, ne saurait maintenir cette froideur sans la contrebalancer d’une fraîcheur tropicale. Toute l’œuvre est faite de contrastes : la description la plus âcre ne manque pas de distiller un parfum doux et sucré, le personnage le plus haineux a aimé éperdument, au cœur de la colonisation où les Antillais semblent perdre leur « identité » une résistance implacable se met en place pour retrouver la mémoire, pour s’enraciner dans le passé, entendu comme condition essentielle de l’avenir assumé. L’ « art poétique » de Pépin consiste à dire cette rencontre d’une modernité portée par une temporalité faite de « vitesse », de « courte plage temporelle » et d’une traditionnalité dont la temporalité est la mémoire et la durée. De cette rencontre, le génie de Pépin propose une représentation des sociétés antillaises comme des sociétés disloquées : dislocation que nous observons dans la famille, dans la mémoire, etc.

Ce contraste qui porte la tension d’une contradiction, s’exposant au grand jour, laisse entrevoir quelque chose de plus fondamental qui anime une résistance dont l’œuvre de Pépin témoigne : entre la modernité et la tradition, le pari doit être fait sur la mémoire, non sur un passé statufié, mais un passé-source qui irrigue le présent. C’est cette source jaillissante, liée à la quotidienneté, qui donne la tonalité de l’œuvre de Pépin.

Et en ce sens, Pépin reste l’auteur caribéen par excellence. Son œuvre se situant dans le confluent des différentes esthétiques et poétiques qui marquent la littérature ou plus généralement l’art caribéen, doit être rangée par-delà les mêlées idéologiques de la négritude, de la créolité, de l’antillanité ou de la créolisation, qui y sont par ailleurs tout à fait présentes. C’est dire que l’œuvre de Pépin réalise une synthèse heureuse et originale, qui dit avec plus de sobriété, mais aussi plus de délectation la complexité des sociétés antillaises tout en dessinant des voies par lesquelles une sortie de crise est envisageable. Ce n’est pas une œuvre de contestation ; c’est un descriptif acéré qui, à force de suffoquer, révolte, indigne et porte à inventer au nom de l’énergie qu’elle dégage, et qu’elle découvre dans une nouvelle Caraïbe. Si la négritude se voulait une poétique du nègre fondamental, la créolité une poétique du métissage, et la créolisation une poétique du tremblement, Pépin nous propose une poétique de la transe où le flot du dire captive le lecteur dans un autre état de conscience proche de la fascination et de l’hypnose. Pourtant cette poétique n’a rien d’un somnifère : elle est le voyage comparable au voyage initiatique qu’entreprend le sèvitè vodouisant qui retrouve la « voix »/voie des ancêtres, en même temps qu’il découvre la parole libérée de la pleine lune : parole de l’origine, parole de minuit où les choses et les humains se mêlent dans une inextricable métamorphose qui traduit la force créatrice de l’imaginaire. C’est en cela que Pépin est original ; il conte comme on conte dans la nuit tout en libérant des états de conscience nous faisant voir le présent comme manque de « présence ». Mais un manque de présence qui est déjà, à sa manière, présence de la Présence.

Donc il y a « transe » par cet effet d’émerveillement qui traverse toute l’âme. Le « magico-religieux » est dans le geste même d’écriture qui, dans la Caraïbe, est transcription d’un dire se répandant de manière folâtre, dont les écrivains, se nommant marqueurs de parole, ne font que transcrire des bribes, tellement la totalité de ce dire est inépuisable, insaisissable. Un mélange subtile de genres avec en arrière-fond le fabuleux d’une réalité trop réelle pour être acceptable. Reprenant la thèse de Clément Rousset qui soutient que le réel s’accompagne toujours de son double, ce qui le rend acceptable à nous, les humains, nous pouvons affirmer que chez Pépin le réel n’a pas de double : de sa nature corrosive et jouissive, il nous colle à la peau. Ce manque de double fait sa fascination : il se donne dans sa cruelle clarté ; la transe de cette poétique est qu’elle nous fascine par trop de présence. Nous sommes alors loin du réalisme merveilleux qui ne manque pas d’être présent chez Pépin, mais il est moulé dans un réalisme ordinaire dont la seule vertu est de mettre en face de nous un monde sans profondeur sinon la présence qu’il faut arracher à l’oubli et au travail délétère d’une certaine modernisation. Notons que ce réalisme ordinaire ne fait aucun pari que celui de la quotidienneté qui doit se nouer avec la mémoire pour ne pas se perdre dans les vagues blanches de la mer caribéenne, mer que nous ne contrôlons pas. Chez Pépin, la force est dans l’âme, non dans le militantisme identitaire ou l’enthousiasme face à une modernisation mondialisante, mais dans la prise en charge de soi dans la mémoire qui permet d’affronter les épreuves des jours qui viennent et qui passent.

Tel est l’angle d’interprétation que nous tiendrons à explorer dans l’œuvre de Pépin.

 

Dr. Edelyn Dorismond

CRENOSC (Centre de Recherche sur les Normativités dans les Sociétés Créoles)

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commentaires

C
Ernest Pépin is a great poet. His works are very different from the traditional or the works from that era. Because of that particular reason many critics have taken sword against the poet. But I see him as a very innovative and smart person.
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P
bravo pour ce magnifique texte sur Pépin<br /> <br /> Je me permets<br /> de vous faire découvrir<br /> un extrait<br /> de mon laboratoire<br /> de recherche littéraire<br /> <br /> MONSIEUR 2.7K<br /> <br /> par Pierre Rochette<br /> <br /> <br /> PAGE 1:)))<br /> <br /> Voici l’histoire de Monsieur K… , prisonnier numérique K…ui s’évade d’Internet après avoir<br /> franchi 1000 pages dématérialisées de débrits de bitts… Son rêve, marcher la fraîcheur<br /> existentielle de la beauté du monde sans le boulet de l’information enchaîné à l’un de ses pieds,enfin libéré de 1000 pages de placenta ayant permis l’accouchement d’un vagabond céleste.<br /> <br /> MONSIEUR<br /> 2.7K<br /> <br /> CERVEAU-THÉÂTRE<br /> <br /> Déjeuner-causerie<br /> <br /> avec<br /> <br /> L'AUTEUR-CONTEUR.....<br /> <br /> CHER MONSIEUR…<br /> <br /> Votre manière d'écrire est si déroutante ''K''…u'on n'arrive pas à la classer. En ce ''K''…ui<br /> me concerne, j'avoue être incapable d'imaginer ''K''…uels lecteurs pourraient lire ce récit d'un<br /> bout à l'autre.<br /> <br /> CHER EDITEUR…<br /> N'est pas Francisco de Robles qui veut. Ce ne sera pas la première fois, dans l'histoire de<br /> l'art, ''K''…u'un éditeur se rend immortel grâce à son incompétence littéraire. Je vous rendrai donc immortel, comme le fit Proust pour Gide et même un peu plus. Pardonnez ma générosité…. Mon<br /> cerveauthéâtre<br /> de 1000 pages ''K''…ommencera ''donc'' et se terminera ''donc" par votre lettre.<br /> ''Il n'est de vraie littérature ''K''…ue produite non par des fonctionnaires bien pensants et zélés, mais par des fous, des ermites, des hérétiques, des rêveurs des rebelles et des<br /> sceptiques''…<br /> Zamzatin…vous connaissez cet écrivain monsieur l'éditeur?))))))))<br /> ***(paquet de bits)…***<br /> <br /> Pierrotla lune)))<br /> directeur artistique des mots<br /> <br /> <br /> WWW.REVEURSEQUITABLES.COM<br /> PRESSE<br /> MONSIEUR 2.7K<br /> <br /> WWW.ENRACONTANTPIERROT.BLOGSPOT.COM<br /> <br /> WWW.DEMERS.QC.CA<br /> CHANSONS DE PIERROT<br /> PAROLES ET MUSIQUE<br /> <br /> SUR GOOGLE,<br /> SIMON GAUTHIER CONTEUR VIDEO VAGABOND CÉLESTE<br /> <br /> MERCI:))))))))))))))
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