Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
23 décembre 2012 7 23 /12 /décembre /2012 00:45

Dr. Edelyn Dorismond  

CRENOSC (Centre de Recherche sur les Normativités dans les Sociétés  Créoles)

 

         L’article de Gustinvil présente une articulation binaire. Mise à part l'introduction où il présente le cadre de la problématique qui structure son analyse, où il est question de présenter l’existence d’une controverse dans les sciences sociales haïtiennes, laquelle controverse se résume par l’insistance dans ces sciences sociales, entravées par une considération historique fondamentale mais d’un enjeu majeur,  de la colonialité comme mode de « contamination » de la société haïtienne post-indépendance. Selon cette situation où les sciences sociales aidées particulièrement de l’histoire s’enferment dans le ratage ou l’échec de l’État haïtien pris dans la « contamination » du colonial, l’auteur en vient à suspecter cette mobilisation de l’histoire qui dissimule la complexité de la question de l’altérité ou de la temporalité historique, ou de la temporalité tout court: il s’agit pour reprendre la formulation de l’auteur de se demander, « comment partager ce qui relève du passé de ce qui relève du présent avec la place qu’occupe l’autre? » L’on comprend qu’une telle question qui en appelle d’autres comporte des enjeux importants: en l’occurrence, penser la relation au temps historique, autrement dit, penser la relation du présent au passé. C’est l’esquisse d’une question épistémologique de l’écriture de l’histoire qui est formulée. Ce n’est pas tout, puisque l’auteur inscrit sa question dans la présence de l’altérité. C’est comme s’il n’y aurait de problème dans la relation du présent au passé que parce que l’autre se trouverait dans une « place prépondérante ». Donc, selon Gustinvil, c’est en direction de l’institution de l’altérité qu’il faut poser la question de la relation du présent au passé, qui est aussi la question de la réception des événements historiques, la question de l’héritage, de la mémoire et de l’histoire; de la question du récit.

         En ce sens, l’altérité occupe une place aussi prépondérante chez l’auteur. Il y consacre la première section de son  texte. Il part du constat que la « figure de l’autre est au  centre de la construction de soi », de la question de l’identité. D’emblée, la thèse se veut anti-cartésienne, en même temps que l’auteur chercherait à instituer une figure de l’altérité dans les rets de la problématique cartésienne du sujet. En ce sens que l’autre ou l’altérisation reste le  produit d’une subjectivité conquérante instituant un universalisme triomphant, s’instituant en instance de normativité à des altérités minorées. C’est dire qu’il est possible de restituer dans le texte au moins deux conceptions de l’altérité qui n’a pas été explicitée: d’une part, nous rencontrons une altérité qui est fondamentale dans la construction de soi, donc du « sujet », d’autre part, nous nous trouvons en face d’une altérité qui est produite par une « position hégémonique » détenue par  « le sujet connaissant ». Dans cette perspective, le sujet, et l’autre qui est alors « objet de savoir », occupent une position « asymétrique ».

         L’asymétrie de la relation permet par ailleurs d’expliquer à la fois l’institution de l’universalisme donnant lieu à la rhétorique du synecdoque, c’est-à-dire à la posture universalisante dans laquelle le sujet  étant une partie du tout se pose en totalité au détriment des autres parties.  Même quand l’auteur ne l’indique pas explicitement, ce cadre d’explication met en relief la modalité d’institution de la colonialité comme conséquence de cette relation à l’autre d’une subjectivité conquérante du monde et des autres. N’est-ce pas cette figure d’une subjectivité subsumant tout à son intériorité que nous retrouvons chez Descartes ? Toutefois, cette considération nous renvoie directement à la question  de savoir si la philosophie du sujet est la conséquence ou la cause du modèle de relation à l’autre instituée dans les colonies? Gustinvil ne s’est pas posé cette question, vu son plus grand intérêt pour la manière dont certaines études en sciences sociales haïtiennes s’en prennent à l’État haïtien. Toutefois, en même temps qu’il montre comment ces études procèdent à une lecture de l’État haïtien dans les termes d’un manque d’institution, il souligne implicitement l’obsession de ces études par des formes de savoir autre qui offrent des cadres d’explication qui semblent être en déphasage à la réalité socio-historique haïtienne. En effet, il a recensé trois lectures pour illustrer sa position qui n’est pas entièrement explicite, qu’il faut mettre à jour.

         D’abord, il recense la thèse de Gérard Barthélemy qui n’a pas cessé d’irriguer les sciences sociales haïtiennes. Selon cette thèse l’État haïtien est le parachèvement des luttes menées par les Créoles dans la colonie au dépend des Bossales. Ainsi l’État haïtien devient l’agent d’une colonialité maintenue par les Créoles.

         Ensuite, dans la deuxième thèse, celle de Leslie Péan, il y aurait une conception de la « liberté » chez les Haïtiens qui serait liée au « marronnage ». Une telle conception de la liberté est symptomatique d’une conscience haïtienne aigue de la persistance de l’ « ordre colonial ». Cet imaginaire colonial aurait donné lieu à une dynamique de corruption qui circule au même titre que le pouvoir chez Foucault. En ce sens, c’est toute la dynamique sociale haïtienne qui est prise dans les mailles d’une corruption systématique. Si Gustinvil n’en vient pas à l’idée de critiquer cette pensée, du moins sous cet angle, il souligne néanmoins que la « corruption chez Péan devient un concept fourre-tout pour saisir la complexité de l’État émergeant et ses enjeux postrévolutionnaires ». Ce n’est pas à ce niveau que nous placerons notre critique. La thèse de Péan comporte une contradiction performative qui porte à suspecter la valeur éthique d’un tel travail. Si la corruption est aussi structurante, il faut croire que Péan aussi est pris dans les logiques d’une telle institution de la corruption ou d’une corruption instituante. Si c’est bien le cas, on peut supposer que son œuvre sur la corruption n’étant pas en dehors de la dynamique  de la corruption reste une tentative corrompue de montrer comment la corruption structure l’histoire sociale, politique, économique et culturelle d’Haïti. Ce n’est là qu’une autre question qu’il faudra reprendre ailleurs.

         Enfin la troisième thèse, celle Vertus Saint-Louis posant le « savoir » scientifique comme la condition de l’État. Cette thèse qui n’est pas sans écho chez Foucault dans Population, territoire et sécurité,  part de l’évidence qu’un État qui s’institue doit procéder par la mise en œuvre d’un système de production scientifique lui assurant une prise « objective » et quantifiée sur les phénomènes naturels et humains. Vu qu’une telle thèse implique une conception préalable de l’État trouvée chez les Européens, Gustinvil juge bon de rappeler à Vertus Saint-Louis que « la rationalité à l’œuvre dans la logique de l’État telle qu’elle s’est manifestée dans le modèle européen est une rationalité  qui n’est pas totalement transparente. » Ainsi il reviendrait de procéder préalablement à une mise en question de cette rationalité; ce qui exige une prise en compte de l’histoire haïtienne pour elle-même. Et cela doit nécessairement transiter par une relecture de la révolution haïtienne. Citons une dernière fois Gustinvil : « la situation postrévolutionnaire haïtienne est assez paradigmatique de la fracture existant entre d’un côté la vérité révolutionnaire (l’égalité de tous avec tous) et la réalité de l’après de l’indépendance (une économie d’esclavage à transformer en économie capitalistique sans esclaves). Tel est à notre sens l’origine du défi haïtien. »

         Donc, il s’agit de penser le défi haïtien à partir de la « révolution haïtienne ». D’abord, il est dommage que Gustinvil se soit arrêté au moment où son travail devient plus stimulant, du moins plus original, donc plus intéressant. Il s’agirait de penser en quoi cette situation post-révolutionnaire est « paradigmatique. Comment dresser cette « situation » en paradigme? Quelle est la structure de ce paradigme? Serait-ce à supposer que le colonial ne hante pas le présent haïtien? Serait-ce à dire que le paradigme post-révolutionnaire en aurait fini avec le colonial ou la colonialité? Qu’est-ce que la révolution haïtienne ? En quoi permet-elle de mieux comprendre notre « condition social-historique »?

         En même temps, cette problématique de la révolution haïtienne conduit vers d’autres questions. En effet, nous avons constaté dans l’argumentaire de Gustinvil que l’altérité occupe une place importante ; ou encore, chez Gustinvil, l’altérité semble occuper une place qu’elle n’a pas choisie et que, dans une telle condition, le souci du philosophe consiste à la désentraver. Pour y arriver, il propose, dans le sillage de Judith Butler et d’Homi Bhabha, le concept d’imitation, entendue comme capacité à réinventer la « norme ». Ici imitation n’est aucunement répétition, du moins renferme-t-elle une dimension différentielle qui se manifeste dans une « certaine marge de manœuvre que détient le « sujet imitant ». L’auteur désigne cette imitation de « stratégique », en ce qu’elle témoigne du « désir d’un Autre réformé, reconnaissable, comme sujet d’une différence qui est presque le même, pas tout à fait. » C’est la révolution qui doit prendre la figure de cette « imitation stratégique », qui est « mimétisme stratégique », qui peut laisser advenir un autre pas tout à fait autre. Reconnaissons aussi que cette façon de penser l’autre répond au besoin de contrer l’universalisme arrogant qu’impose un sujet qui, lui-même, est façonneur d’altérité. En réalité, il s’agit de penser une altérité capable de se dérober à l’emprise d’une subjectivité toute-puissante.

         Donc un tel constat ne renvoie pas à un rejet catégorique de l’importance dans l’autre, mais éventuellement suggère de la penser, de retrouver sa place dans l’avènement d’une universalité paradoxale, toujours en route ; d’une universalisation qui est une promesse dialogique dans les ratages du langage ou de l’histoire ou de l’ « institution symbolique » (Marc Richir), de toute fictionnalité, mais auxquels il faut nécessairement reconnaître la vertu explicitante. Autrement dit, le langage reste, en dépit de son ratage, le seul moyen d’expliciter ce qui est advenu comme oblitération. Faut-il voir dans ce chassé-croisé du langage et du sens, du langage et de l’origine ou de la présence, pour reprendre le vocabulaire derridien, le tragique de la pensée ? Le problème est que le langage porte un ailleurs qui lui fait signe, et qu’il dissimule en le dé-signant !

         On aura compris qu’une telle interrogation soulevée par le philosophe Gustinvil, en l’occurrence, le problème de l’autre et de la révolution inscrit du coup la question haïtienne vers un horizon de pensée où ce qui est en en jeu renvoie à l’universalisation d’un « événement » historique : universalisation de la révolution haïtienne comme accoucheuse de l’Etat haïtien. Toutefois, l’on voit poindre le problème majeur de cette tentative conceptuelle : ne pas être au moyen de l’autre, mais avec l’autre afin d’instituer une universalité prometteuse. Il faudra savoir comment être dans l’universalité ? Par-delà Haïti, il s’agit de reprendre la question au regard de la Caraïbe ou des terres extériorisées ou des groupes minorés : comment universaliser par minoration ? Ne faudra-t-il pas laisser advenir le « tout » dans l’aventure des rencontres que promettent les « parties » ou particuliers en circulation ? Comment « faire partie pour le tout » sans se faire une conception de ce « tout » qui risque de devenir totalité, condition de tout « totalitarisme » ? Comment être au nom de l’universel ? Et cette question, si elle est recevable, renvoie à une autre : quelle a été la prétention à l’universel de la révolution haïtienne ? Et comment peut-on la formuler ?

         On comprendra aussi que cette révolution n’est que l’œuvre d’une altérité imitante, c’est-à-dire d’une altérité qui s’est servie de l’imitation stratégique contre le dispositif réifiant ou objectivant de la subjectivité colonisatrice. En ce sens, la révolution haïtienne est le témoignage de l’avènement d’un sujet autre : elle est subjectivation. Voilà ce que les sciences sociales haïtiennes n’ont pas su prendre en compte. Il n’y a pas de déterminisme du colonial dans le social-historique haïtien ; un travail de réception du colonial (selon les logiques de l’esthétique et de l’herméneutique de la réception), au contraire, y est à l’œuvre. Qu’en est-il de cette subjectivation haïtienne ? Qu’elle en est sa figure ou son mode de manifester.

Telles sont les questions que nous donne à méditer l’article de Gustinvil.

 

 

Communication présentée au Club de Réflexion des Universitaires Haïtiens de Paris (CRUHP), lors de l’intervention de Gustinvil sur le savoir de l’autre dans les sciences sociales haïtiennes.

 

Partager cet article
Repost0

commentaires

Présentation

  • : Haïtiano_Caraïbes-Philo.over-blog.com
  • : Procéder à un questionnement radical, selon les axes philosophiques et anthropologiques proposés par la phénoménologie, et l'originalité du "réel" caribéen, de la question du vivre-ensemble "diversel". Donc dé-saisir la philosophie de son "habitus" pour la dépayser dans le maëlstrom de la Caraïbe tout en assumant les conséquences: réinventer la philosophie en la décantant de son hantise identitaire, faire trembler sa géopoïétique (occidentale) du savoir.
  • Contact

Recherche

Liens