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10 novembre 2012 6 10 /11 /novembre /2012 10:41

 

 

Deux chanteurs de registre musical proche, d’une conviction artistique et sociologique indéniable, par ailleurs, qui trouvent en Haïti très peu d’estime au regard d’une intelligentsia qui se persuade depuis la « dé-colonisation » du 19e siècle, s’enfermant dans le spéculaire d’une admiration caduque pour la culture française, que les genres nouveaux de la musique, Ragga, Rap, Dance-hall, Rnb, représentent des genres musicaux mineurs auxquels ils ne sauraient rabaisser la hauteur de leur intelligence. En effet, il faut aussi se persuader qu’une telle posture intellectuelle exprime la cécité d’une intelligence qui est incapable d’apprécier ce qui ne trouve pas de réputation dans les théories traditionnelles de la musique. Ce fut de cette cécité dont a été victime la littérature haïtienne, ce fut aussi ce qui a été au fondement d’un refus du vodou comme religion, du créole comme langue.

Aujourd’hui, l’académisme à l’haïtienne conduit ces jeunes, d’une lucidité éblouissante, à errer dans les marges d’une corporation où la teneur critique de leur musique est tue au profit des ratiocinations incessamment remâchées sur la division de la société en classe, sur l’existence des pauvres dont on s’intéresse très peu à leur stratégie d’exister dans les mailles d’un système d’exploitation, et des formes de domination. Serait-ce parce que ces jeunes seraient plus perspicaces que ces "intellectuels" patentés, mais myopes sur la complexité de la société haïtienne, sur les nouvelles configurations de l’espace saturé à un niveau tel que même le vecteur fondamental de la « circulation » est pris dans les entrelacs du « blocus », du blocage qui est moins qu’une affaire de circulation des automobiles, mais où la « circulation des automobiles » tient lieu d’un facteur paradigmatique de la situation bloquée d’Haïti ? Serait-ce parce qu’il y aurait une admiration inavouée ou le sentiment que le génie d’un Blaze One associant dans une rythmique et un ordre poétique original des noms de « bandits » et de « policiers » assassinés dans leur fonction selon l’ambivalence des positions de certains qui sont policiers et chefs de « baz », et qu’aucune sociologie académique aussi armée de ses outils théoriques n’est pas capable d’exprimer ? En tout cas, face à la lucidité de ces jeunes- notons qu’il n’est pas seulement question de ces deux chanteurs, nous les avons choisis pour l’éloquence de leur musique et de leur texte-, il faut reconnaître avec humilité qu’une sociologie critique s’élabore et donne à voir sans concession la « situation » de la société haïtienne fragmentée par des bandes rivales prenant en otage la paix publique et montrant l’impuissance ou l’incompétence des fonctionnaires de l’Etat à répondre à l’une des exigences régaliennes de l’Etat : assurer la sécurité des citoyens c’est assurer du même coup les conditions de leur bien-être.

En effet, une sociologie critique, qui n’est certes pas celle des professionnels de la discipline, mais qui donne assez de piste à cette sociologie universitaire de s’élaborer, s’impose dans la manière d’exposer le blocage de la société haïtienne où rien ne circule. Tout est pris dans des impasses sans issues ou à issues incertaines conduisant les citoyens à la mécompréhension, à l’intolérance, bref à la colère dont ils sont en même temps la proie. Autrement dit, le fait que ça ne circule pas, l’on comprend qu’aucune communication n’est possible, non plus. Il s’agit d’une société où l’ « échange » est bloqué : le commerce, la "communication" sont confisqués par quelques uns qui tiennent lieu de dispensateurs de « sens » à la société en kidnappant ce sens dans les pratiques que l’on sait. C’est à ce constat que nous renvoie le fameux texte de Wanito. Encore plus, ce texte, qui ne fait que présenter, que décrire peut-être naïvement diraient certaines bonnes âmes « cultivées », pose le problème du sens du blocage, de son lieu de production.

D’abord devrons-nous nous demander s’il peut avoir du sens dans le blocage qui est par définition l’arrêt du "sens". Pourtant, si l’on pense le blocage comme « symptôme », c’est-à-dire d’une part l’arrêt de ce qui devrait circuler, d’autre part, le fait que cela ne circule pas par hasard, l’on doit supposer que le blocage fasse sens vers ce « lieu » où le flux a été stoppé, vers ce lieu où la circulation ou l’échange a été stoppé pour rendre la société entremêlée de manière telle qu’elle devient labyrinthique et sans espace de circulation ; sinon à ceux-là qui détiennent le fil d’Ariane, c’est-à-dire les voitures officielles qu’il faut considérer comme les « agents » in-visibles d’une circulation priorisée en contexte de blocage généralisée de la société. Blaze One et Wanito se rencontrent à ce niveau : l’espace est saturé parce que certains le prennent en otage et improvisent des tueries, des assassinats, des kidnappings au détriment d’une société qui devient chair puante pour les charognards séculiers ayant toujours éprouvé une passion nauséeuse pour la misère de la population haïtienne. Donc la société haïtienne est bloquée par la confiscation de l’espace ou de l’échange comme condition de la circulation et de la communication ou de la communion.

Avec perspicacité Blaze One nous montre comment la société est déchirée, déchiquetée, comment la communion ou la solidarité est rayée d’une part entre la société et l’Etat, d’autre part entre les membres de la société entre eux puisqu’ils deviennent pour chacun la proie de l’extorsion, de la rançon. Tout cela, selon la maestria de ceux qui se nomment responsables politiques, économiques dont le nom véritable est bandit dont certains se désignent président des bandits; en plus, il y en a parmi eux qui se désignent aussi bandits légaux ! Avant tout, il faut comprendre que toute cette dynamique s’institue sur une spatialité mouvante, sauvage où les règles institutionnelles du vivre-ensemble ont été ruinées par la volonté macabre de s’approprie de toutes les richesses par tous les moyens. Ici il faut prendre l’expression par tous les moyens au pied de la lettre. Blokis et Gran dosye représentent deux voix concordantes pour traduire l’impasse de la société haïtienne : une société enfermée de l’intérieur où le temps est très long,  en même temps que la vie est plus vulnérable qu’ailleurs, et les gens s'entredéchirent pour le contrôle de l'espace et de la circulation. Telle est l’idée d’une esquisse sociologique de l’état de la société haïtienne que nous inspirent ces deux artistes géniaux qui méritent l’intérêt d’une considération théorique que nous mettrons sur le chantier un de ces jours.

 

 

Edelyn Dorismond

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