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11 septembre 2012 2 11 /09 /septembre /2012 22:04

 

 

Le travail que je compte mener ici a un double objectif. D’une part, je présenterai une vue synthétique de l’histoire conceptuelle et politique de la rationalité moderne en montrant comment ont été élaborés certains concepts fondamentaux de cette rationalité. Je ferai remarquer comment l’universalisme caractéristique de la modernité a produit des formes d’extériorité faites pour la domination (extériorité que j’observe à la fois au sein des sociétés européennes et en dehors de l’Europe, dans les colonies caribéennes ou américaines, africaines et asiatiques). Ainsi il sera possible d’interpréter les problèmes politiques et historiques du temps présent dans les termes d’un souci de répondre aux exigences de la rationalité moderne. Les études dites postcoloniales constitueront les exemples essentiels de cette exigence de réaliser un ordre universaliste, à la fois selon l’objectif de la rationalité moderne et contre cet objectif puisque les études postcoloniales se proposent en même temps de provincialiser l’Europe[1], ou la rationalité moderne qui est européenne, à en croire Husserl. D’autre part, face à cette tension que me permettent de mettre à jour les études postcoloniales, il me revient de penser la question de la modalité de la rationalité moderne dans le contexte des revendications identitaires, dans le contexte de la « diversité ». Ni universalisme surplombant qui tente de réaliser un ordre unitaire au détriment des particularités. Ni particularisme posant un ordre universaliste particulariste qui rend impossibles les échanges entre les cultures qui s’annulent dans des procès de reconnaissance. Il s’agira pour moi de penser un ordre universaliste qui ne cherche pas à triompher des particularismes, mais qui accepte les ordres particuliers en les faisant dialoguer. Le pari consiste à faire advenir un ordre pluraliste porté par l’exigence d’instituer un ordre universaliste ouvert porté par un dissensus irréductible des hétérogénéités culturelles.

 

Une lecture de la rationalité moderne et sa contestation dans les études postcoloniales

 

Il est courant d’en venir à la compréhension de la rationalité moderne dans les termes de l’auto-fondation, de la subjectivation ou l’avènement de la subjectivité ; on la pense comme instance fondatrice par excellence contre la cosmologie gréco-scholastique enfermant le « sujet » dans la totalité finie ou infinie du monde où le sujet ne fut qu’un élément par les éléments du monde. Il est aussi courant de penser la rationalité moderne selon la prétention à l’universel qui caractérise cette posture fondatrice qui se veut position d’un point de vue de l’universel « bon sens » qui reste ce que nous partageons en commun. Enfin, il revient constamment, dans une perspective critique de présenter la rationalité moderne, visée dans sa dimension technicienne, comme une faculté instrumentalisante rendant l’homme « maître et possesseur de la nature », selon le vœu fondamental de Descartes.

En ce sens, la rationalité moderne se présente sur l’aspect double de la faculté « réfléchissante » et calculatrice. Qu’elle soit mobilisée dans la compréhension du monde, de l’organisation du vivre-ensemble des hommes, ou dans la perspective d’une transformation technicienne du monde, la rationalité moderne se pose comme seule instance légitime de fonder la relation de l’homme au monde, de l’homme à lui-même.

C’est aussi à l’aune de cette légitimation « rationnelle » que les autres cultures sont mesurées. C’est dire que la rationalité moderne procède à une exigence universalisante instrumentale en même temps qu’elle institue en-deçà ou par-delà de cet universalisme une différenciation, des formes d’extériorisation où se déploie sa dimension instrumentalisante. En ce sens, il y aura lieu de souligner comment la rationalité moderne est frappée d’une contradiction performative liée à cet universalisme posé d’un « lieu » lui donnant une force particularisante et une posture qui produit des « différences ».

J’explique cette force extériorisante de la rationalité moderne d’une part par sa manière de se poser dans sa conquête de la nature –aussi de l’espace, ce qui me portera à prendre en compte l’importance de la géographie dans le déploiement de la rationalité moderne- comme lieu marqué d’une logique de violence aveugle et d’un débordement  inouï échappant à la pondération de la raison. A côté de cette extériorisation de la nature ou du naturel, on assiste à la différenciation des cultures non-européennes, liées à la nature où la raison exerce aussi sa supériorité technicienne. Toute cette dynamique se manifeste selon le critère fondamentalement postulé que la raison reste l’instance fondamentale de l’humanité : son exercice témoigne de l’humanité de celui ou de la collectivité qui s’en sert.

En effet, le constat d’une rationalité moderne caractérisée par une prétention à l’universel et par une dynamique d’exception ou d’extériorisation par la naturalisation des êtres m’invite à proposer d’abord une compréhension de la rationalité moderne dans les termes du paradoxe de la rationalité qui prend la forme suivante : la raison se déploie toujours en posant une altérité infériorisée qui devient l’instance nourricière de son déploiement tout en postulant ou en proclamant l’universalité des droits de l’homme. Au fond, je retrouve une telle dynamique duelle dans la Phénoménologie hégélienne de la raison où la nature représente le vis-à-vis qui favorise le déploiement de la raison : la raison de nourrit de la nature pour se déployer. A partir de ce constat historico-conceptuel, je poserai que le propre de la rationalité moderne est de se poser en s’opposant selon les exigences de l’universalisme paradoxal, en ce que celui-ci finit toujours par produire, par impuissance à réaliser ses promesses d’universalité, des différences « réifiées » et dominées au nom des valeurs de la raison qui représentent en même temps les valeurs du progrès et de la civilisation..

Cette position oppositionnelle se manifeste de manière hétérogène ou hétéroclite. C’est-à-dire qu’il ne faut pas croire qu’une telle rationalité ayant pris naissance en Europe a institué du même coup toute l’Europe en lieu d’incarnation de la raison, même s’il faut se démarquer ici de Hegel, de Husserl et de Patocka[2]. Si je rencontre cette idée chez Hegel qui reconnaît que l’Esprit trouve son véritable épanouissement en Europe, après s’être levé à l’Est, il faut croire que politiquement la raison comme faculté de l’universel ne fut pas la possession de tous les Européens. Tel fut le cas du paysan, du vagabond, du fou, etc. Ainsi, à l’intérieur de l’Europe la rationalité ne consistait pas moins à instituer des régimes d’altérité qu’elle est appelée à ordonner selon la logique de l’enfermement, de l’identification. La méthode thérapeutique n’est –elle pas la technique de guérison dont la finalité est de faire advenir un « identique » ? Le fou qui est posé comme autre par la raison est appelé à être guéri afin d’entrer dans l’ordre de la raison et de la légitimité[3].

S’il ne faut pas confondre les colonies sous le mode de la « folie », il faut par ailleurs soutenir qu’elles représentaient une des manières d’altérisation de la rationalité moderne, à la fois dans sa dimension d’exploitation mercantiliste et son projet éthique de libération[4]. Les terres coloniales représentent l’autre des puissances coloniales européennes qui sont appelées à les conduire vers la « civilisation », vers des pratiques rationnelles de gouvernement de soi et des autres. En ce sens, le sens propre qui se dégage de la raison est la tentative de se gouverner soi-même s’autorisant à gouverner les autres. La rationalité moderne est celle de la maîtrise de soi donnant lieu à la maîtrise des autres selon encore une fois la prétention universaliste. C’est la dualité de la capacité réfléchissante et instrumentalisante de la raison qui se trouve explicitée d’un autre point de vue, celui de l’organisation politique et économique.

Cette dualité foncière est présente chez plusieurs auteurs (je pense à Kant qui présente la rationalité sous le double aspect de la détermination et de la réflexion), particulièrement Habermas[5], qui en vient à la critique de la rationalité stratégique au regard de la l’agir communicationnel qui représente la face émancipatrice de la raison : c’est la critique du travail comme condition de lien stratégique et du langage impliquant une prise en compte éthique de l’altérité avec laquelle on s’entend préalablement[6]. Par ailleurs, en dehors de la pensée critique qui a voulu mettre en doute le caractère unilatéral de la capacité émancipatrice de la raison, la pensée moderne se veut un hymne à la rationalité moderne entendue comme condition de l’émancipation par le progrès technique susceptible de faire advenir le progrès moral. Ainsi la rationalité moderne devient synonyme du progrès, de la civilisation et de l’émancipation de l’humanité[7].

Réduire la rationalité à sa dimension réfléchissante où l’on procède à une critique des formes de domination au profit des idéaux de l’émancipation, c’est en maintenir une lecture réductrice en gommant sa dimension instrumentalisante, telle que le reconnaissent Horkheimer et Adorno, dans la Dialectique de la raison que l’on peut comprendre comme le diagnostic de la dualité de la raison qui est à la fois faculté d’émancipation et de domination, d’ordonnancement et d’extériorisation, de civilisation et de naturalisation. Un tel processus est aussi propre aux dynamiques internes des sociétés européennes qu’aux colonies. Et selon ce processus paradoxal, c’est le sens de l’universalisme qu’il revient de fixer.

Du point de vue de la phénoménologie, l’universalisme de la rationalité moderne comprend une tension entre le particularisme de l’espace-temps de formulation des exigences de la raison et l’idéal universaliste de la raison par-delà les cultures. Ainsi la rationalité moderne est entravée entre la politique de la différenciation et l’éthique de l’universalisation. Politique de la différenciation qui consiste à poser et traquer des différences. Ethique de l’universalisation qui s’inscrit dans la promesse d’une égalité postulée à venir. Toute l’histoire de la rationalité moderne est l’histoire de cette tension[8] : tension entre l’humanité et l’esclave, entre l’universalité des droits et les droits censitaires, le refus des votes aux femmes et des enfants ; souveraineté des peuples européens et colonisation.

Or c’est au regard de cette tension qu’il importe de relire l’histoire de la rationalité moderne qui est aussi l’histoire de l’Europe ou de l’Occident. En ce sens, il importe d’intégrer dans cette histoire l’autre dimension qui est souvent gommée au profit de l’idéal du progrès et de l’émancipation des Lumières : les particularités politiques, religieuses, générique, culturelles, ethniques ou raciales qui ont été évacuées au profit d’un universalisme niveleur. Pour ce faire, j’interprète l’émergence d’un ensemble d’études dites postcoloniales comme souci de ces « autres » cultures ou sociétés de parachever l’universalisme de la rationalité moderne qui, par sa prétention séculaire à s’imposer, se refuse à toutes tentatives venues d’ailleurs. Les études postcoloniales marquées par ce souci de provincialiser l’Europe ou l’Occident ne sont qu’une manière maladroite de parachever un universalisme qui fut oublié comme universalisation d’un particularisme en lui donnant une formulation ontologique racialiste. Paradoxalement, ce souci de proposer une pensée du dépassement, pour s’enfermer dans la prétention universaliste de la raison, remet en chantier le souci de la rationalité moderne : instituer un ordre universaliste de la raison.

C’est au regard de ce cadre d’explication qu’il faut comprendre les dynamiques multiculturelles ou identitaires qui se posent aux sociétés dites multiculturelles qui sont dans la grande majorité des cas les anciennes métropoles européennes ou occidentales. La demande de prise en compte des identités différentes n’est autre que l’acceptation de cette différenciation instituée préalablement par les Européens. Dans cette perspective, les questions de la diversité, qui restent aussi les questions de l’identification et de différenciation, renvoient à la correction de la posture de la rationalité moderne se posant en s’opposant. On voit la difficulté éprouvée par les Occidentaux à répondre de manière adéquate aux exigences de reconnaissance faites par les « minorités », vestiges des anciennes colonies qui, par un effet de boomerang, occupent les lieux d’extériorisation des anciennes puissances coloniales. Par ailleurs, cette lutte pour la reconnaissance menée par les études postcoloniales procédant par la dénonciation de l’universalisme européen ou occidental comme particularisme, se veut une manière de proposer une autre forme d’universalisme. Ce qui laisse voir l’effet pervers que peut produire la lutte contre l’universalisme au nom d’un particularisme à prétention universaliste, cette fois venue de la « périphérie ».  C’est en vérité là que se pose le problème de ces études dites postcoloniales, c’est aussi là qu’il faut creuser pour saisir le défi que pose à l’intelligence l’exigence d’un universalisme qui est appelé à dépasser les particularismes tout en renonçant à annexer ces mêmes particularismes dans une démarche cavalière.

Dès lors, la critique ne devra pas seulement viser l’Europe ou l’Occident comme lieu de domination. Aussi c’est le retour de la domination au sein même de l’émancipation qu’il faut souligner. Il est loin de penser la question de la rationalité du seul point de vue d’une Europe prédatrice des colonies. La prédation a ses effets au cœur des sociétés européennes dans les figures du salariat, de l’ouvrier, dans l’expérience générale de la réification ; les critiques que posent les demandes de reconnaissance ne sont pas moins l’autre figure de la raison moderne qui porte l’émancipation de l’homme comme idéalité fondamentale de la cohabitation dans un  espace désormais réduit. En ce sens, je suis appelé à souligner que la domination est produite dans les sociétés postcoloniales sans nécessairement qu’il y ait besoin de voir la main invisible des puissances européennes : c’est-à-dire qu’au sein du lieu de la critique des formes de domination européennes ou occidentales, la domination ne cesse de se manifester. Donc il faut en finir, contre la perspective postcoloniale, à une critique fragmentée ou fragmentaire de la rationalité moderne pour saisir ce qui est inhérent au projet universalisant, qu’il soit dans la perspective d’une provincialisation de l’Occident.

 

Problématiser la question de l’universalisme de la rationalité moderne : critique des études postcoloniales et de la raison moderne

 

Selon ce tour d’horizon historico-conceptuel, je suis interpelé par la question de la modalité d’une histoire unitaire de la rationalité moderne : comment penser la rationalité moderne en intégrant les extériorités qui ont été inventées par elle ? Il s’agit de penser à la faisabilité de cette histoire à une voix, celle de la raison moderne et de plusieurs résonances, celles des modes de gestion coloniale, de celle des ouvriers européens. Il s’agira, dans ce cas, de penser une histoire à plusieurs résonances, à plusieurs voix/voies. Il s’agira de penser ces résonances ou ces voix/voies selon les exigences de la rationalité moderne. C’est dire que l’histoire de la rationalité moderne doit être lue selon la plurivocité des exigences venues des minorités dont le sens profond reste un accomplissement de l’idéal de la raison : la prise en compte de la spécificité de soi comme condition de ses droits. A partir de cette plurivocité des exigences, je comprendrai que la rationalité moderne (postmoderne ?) ne saurait plus être pensée selon les seules exigences de la rationalité moderne européenne qui les avait enfermées dans les formes de domination et de dénégation.

Au regard de cette histoire nouvelle de la rationalité moderne laissant voir l’existence d’une pluralité de voix exigeant la prise en compte des identités laminées au cours des colonisations, je poserai la question de l’ordre politique, social des sociétés contemporaines, marquées par la pluralité des « rationalités ». Donc je me trouve en face d’une rationalité éclatée. Sans vouloir reprendre le débat sur la postmodernité comme parachèvement de la modernité, je pense que la nouvelle configuration qui s’impose aux sociétés multiculturelles appelle une autre manière de penser l’institution de la rationalité, une autre manière de penser la raison en contexte de la multiculturalité où les espaces sont diffractés selon plusieurs régimes de normativité qui ne sont pas toujours compatibles à première vue.

D’abord, il faudra se défaire de la conviction que la rationalité moderne est univoque, qu’elle serait le lieu de normativation des sociétés européennes et non-européennes. Ensuite, ces réserves établies, il faudra revenir à l’idée d’une pluralité de rationalités porteuses de normativités et d’idéalités différentes. C’est à ce niveau qu’il faudra m’interroger sur la manière de penser cette pluralité de la rationalité donnant lieu à une « guerre des valeurs » ou guerre des dieux. Guerre des dieux qu’il faut prendre à la lettre dans le cas de la pluralité des religions embrassant une pluralité de « dieux ». Comment penser la rationalité dans un contexte de pluralité des normes, telle est la question qui me préoccupera ?

Dans le contexte de pluralité des normes fondées d’une part sur les expériences coloniales de la domination au nom de la raison, il est important de formuler l’hypothèse de l’institution de la rationalité dialoguante qui, elle, est appelée à faire advenir une idéalité de la raison comme réalité à instituer, plutôt qu’une réalité dont il faut partir. Cette rationalité dialoguante doit être entendue dans le sens de l’institution d’un ordre de dialogue où les rationalités font l’épreuve de l’agir communicationnel, sans aucun consensus préalablement établi, afin de faire advenir un consensus tendu, c’est-à-dire où il n’est aucunement possible de prévoir le statut de ce consensus. La seule espérance qu’on pourra nourrir consiste à croire à la capacité de la raison à viser un ordre de réalisation de soi.

La méthode que je mettrai en œuvre pour entreprendre cette lecture de l’histoire de la rationalité moderne sera celle d’un diagnostic historico-conceptuel  consistant à présenter les modes de déploiement de cette rationalité selon leur constitution conceptuelle : il sera question pour moi de mobiliser une démarche proche de l’histoire des idées et de l’ « archéologie ». Cette méthode consistera à suivre la récurrence conceptuelle de la rationalité moderne dans l’histoire philosophique et politique de l’Occident.

Par-delà le diagnostic qui sonde le malaise ou le mal-être dans l’histoire moderne, il y a lieu de dégager l’idéalité implicite à ce travail de diagnostic. La mise en perspective de cette idéalité consiste à entreprendre un travail plus critique des formes de rationalité à l’œuvre dans les revendications identitaires des minorités, de la démarche expéditive des politiques dites de la diversité qui s’enferment dans une hantise de la rationalité surplombante de la modernité dont j’ai montré le mode d’institution dans l’histoire de l’Europe.

 

Les enjeux de mon hypothèse

 

Mon travail présentera plusieurs enjeux théoriques et pratiques. Les enjeux théoriques consistent à présenter une autre perspective sur l’histoire de la rationalité moderne où sera intégrée la colonisation, le procès d’extériorisation ou d’exception comme modalité intrinsèque de la rationalité moderne.  Ensuite, cette lecture historique présentera de manière empirique la dualité ou le paradoxe qui a constamment travaillé la rationalité moderne prise entre l’universalisme proclamé et le particularisme politique vécu. Enfin, j’en viendrai à un nouveau concept de la rationalité qui aura pour eidétique la pluralité, et pour modalité d’institution le dialogue. Il s’agira de penser un universalisme non surplombant, mais dialogique que je désignerai de « diversel », institué selon l’entente tendue du dialogue, où le fondement ne doit pas être posé mais produit par une mise en relation patiente des modes d’être au monde portés par toutes les communautés culturelles ou ethniques, religieuses, raciales ou génériques.

Les enjeux pratiques portent sur les formes du vivre-ensemble : il sera question de proposer des modes d’organisation du vivre-ensemble non selon la logique surplombante de la rationalité gouvernementale -on parle avec enthousiasme aujourd’hui de « gouvernance »- qui est en même temps la forme de rationalité de la « majorité », mais la mise en jeu des formes de normativité dans une dynamique d’échange conflictuel ou non d’où peuvent advenir des normativités partagées.

C’est ce que j’appellerai la politique diverselle dont l’objectif est de rendre possible la pluralité sans origines partagées par tous les citoyens, qui caractérise les sociétés multiculturelles, et qui représente pour nous la figure achevée d’un ordre universaliste par le dialogue des « diversités ». J’entends par diversel ou diversalité, le mode de manifestation de la diversité en tant qu’elle fissure l’origine (la traditionnalité, l’ancestralité, etc.) dans des origines donnant lieu à plusieurs formes de rationalité et de normativité qui se trouvent à présent en conflit. Ainsi une politique diverselle se donne pour objet cette tension entre les genres, les groupes ethniques, etc., ainsi que les normativités qu’ils portent, de manière à faire venir un régime pluraliste de rationalité capable d’accueillir l’altérité au-delà de toute tentative d’enrégimentement ou d’assimilation. Dans cette perspective, une politique diverselle devra être une modalité d’inscription d’un ordre de rationalité ouverte vers un universalisme non triomphaliste, mais qui se constitue dans la tension de la « mésentente » : ce que nous appelons ailleurs l’universalisme dialogique, l’universalisme qui s’institue dans l’aventure du dialogue qui ne présuppose aucun « consensus » préalable. Tout consensus, dans cet universalisme, est à venir dans sa modalité imprévisible.

Par cette figure nouvelle de la rationalité qui se cherche dans les méandres du dialogue où le consensus n’est plus préalablement acquis selon la rigueur de la « pragmatique universelle », puisqu’il s’agit de mettre en dialogue des lieux culturels, historiques ou traditionnels différents et hétérogènes, il sera question de penser la possibilité d’un universalisme non conquérant, mais qu’il faut conquérir dans les interstices des échanges communicationnels ou commerciaux entre les différents horizons culturels, religieux, etc. composant la dynamique sociale des sociétés contemporaines. Toutefois, une telle démarche ne manquera d’avoir des effets immédiats sur l’expérience de la citoyenneté, en ce qu’il sera important de penser la forme d’implication politique des citoyens dans un ordre socio-politique structuré par la tension entre les différents lieux culturels. Une telle démarche ne manquera non plus de renvoyer à une nouvelle conceptualisation de l’ordre socio-politique qui a été marqué par l’unité. C’est à une conception de l’ordre social et politique comme tension que me conduit cette manière de penser la rationalité moderne dans son déploiement contemporain, caractérisé par la confrontation des normativités différentes. Dès lors, je comprends que poser la question de la « diversité » comme modalité que reçoit la rationalité moderne dans le contexte des croisements culturels sur de courte « plage temporelle », c’est revenir à une analyse serrée de la relation de la nationalité et de la citoyenneté. Il s’agit là d’un enjeu pratique majeur qui tentera de prendre part au débat contemporain et important de l’organisation politique des sociétés contemporaines.

 

Edelyn DORISMOND

Docteur en Philosophie

CRENOSC (Centre de Recherche sur les Normativités dans les Sociétés Créoles) 

 



[1] Dipesh Chakrabarty, Provincialiser l’Europe. La pensée postcoloniale et la différence historique, Paris, Editions Amsterdam, 2009.

[2]. Une telle idée de l’Europe comme « cap », lieu d’incarnation de la raison, on la retrouve chez la dernière Husserl dans  « La crise de la conscience européenne ». Et Patocka également en tant qu’héritier de Husserl. Derrida est l’un des rares philosophes européens à avoir combattu cette idée et développé aussi l’idée de l’Europe  comme « Cap » a ses contreparties. Cette manière de penser l’Europe comme « cap » sous-entend que l’Europe est comparable au loup, en ce sens qu’elle déchire et mange ses altérités. Jacques Derrida, L’autre Cap, Paris, Editions de Minuit, 1991.

[3] Je pourrai avoir recours à souhait à l’analyse de Michel Foucault dans L’histoire de la folie à l’âge classique où il expose la thèse de la production de la folie par la raison et des mécanismes mis en place pour se protéger contre cette altérité dangereuse.

[4] En effet, la rationalité moderne a pris une formulation contradictoire dans son discours sur l’asservissement des Indiens et des Africains. Je retrouve cette contradiction dans les prises de position de Las Casas qui défendit les Indiens et demanda en même temps l’asservissement des Noirs. Les Abolitionnistes n’auraient pas une position moins contradictoire, eux qui combattirent l’esclavage en considération que les Noirs doivent être émancipés progressivement. Sur la formulation de la question au moment de la Découverte, voir Lewis Hanke, La lucha por la justicia en la conquista de America, Buenos Aires, 1949.

[5] Jürgen Habermas, La Technique et la science comme « idéologie », Paris, Gallimard, 1990.

[6] Jürgen Habermas, La logique des sciences sociales, Paris, PUF, 1987.

[7] Même quand j’aurai à revenir sur l’idée émise par Habermas pour qui le projet de l’émancipation des Lumières est inachevé en montrant que le paradoxe est au cœur même de l’universalisme Jürgen Habermas, « La modernité : un projet inachevé » in critique, 1981, T.XXXVII, no 413, p.958).

[8]Cette tension est résumée par Etienne Balibar à travers cson concept de « synecdoque universelle » sur lequel je reviendrai pour en exploiter la force créatrice pour penser ce que je nomme le paradoxe de l’universalisme de la rationalité moderne.

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