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17 janvier 2012 2 17 /01 /janvier /2012 13:18

 

Mon cher ami,

 

Je le précise d'entrée de jeu, c'est un plaisir de constater que mes tentatives de conceptualisation aient cet intérêt pour toi et aient pu susciter une question aussi essentielle, puisqu'elle porte sur l'histoire haïtienne.

Avant même de proposer un éventuel croisement de cette esquisse d'une phénoménologie de l'action à l'histoire haïtienne, je précise qu'il s'agit d'une tentative d'élaborer le cadre d'un travail conceptuel à venir, à coup sûr, au regard de l'histoire haïtienne et la culture caribéenne.

Et c'est en tenant compte de cette histoire particulière que je pense entreprendre le détour par la phénoménologie de l'action pour mieux présenter une lecture « intempestive » de l'histoire haïtienne engoncée jusqu'à présent dans les paradigmes de la « colonialité du pouvoir » et des concepts marxistes de « classe sociale », de « structure économique », etc., dans lesquels nous interprétons tous les problèmes socio-politiques, économiques de la société haïtienne. Dans ma thèse, j'avais esquissé une critique à ce problème épistémologique et méthodologique sans la résoudre, en même temps que j'ai été touché, en partie, par ma propre critique.

De quoi est-il question dans cette phénoménologie ? En effet, il s'agit, en réponse à Gustinvil qui se persuade que la phénoménologie est incapable de proposer une conceptualisation de l'action, de montrer que la phénoménologie en question peut esquisser avec la plus grande rigueur une compréhension de l'action politique, en plus, éclairer d'un autre jour l'histoire haïtienne qui, à mon sens, reste l'illustration la plus pertinente de cette conceptualisation.

La phénoménologie de l'action politique prend son point de départ dans une conception où le monde est pensé comme lieu de la « pluralité » d'hommes s'entrechoquant autour des intérêts divergents. Cette phénoménologie s'élabore à partir de la question du pouvoir que j'entends comme lieu de la visibilité et moyen d'assouvissement de ces intérêts. Cela dit, une telle défintion de la politique ne conduit pas nécessairement à l'absence d'une passion du collectif ou du vivre-ensemble collectif ; au contraire, la politique devient la difficile articulation de « ses » intérêts » (ou ceux de son groupe, de son parti, etc.) et de ceux de la collectivité (le bien commun, la « volonté générale ») : dans cette perspective il est clair que la politique devient aussi une tentative fragile de faire « co-lectio » ou « collectio » c'est-à-dire production d'une lecture partagée par toute la communauté. C'est d'ailleurs cet écart qui rend possible l'irruption toujours éventuelle des « sans part » (Rancière) dans l'espace politique du partage ou de la revendication des parts du sensible social. C'est ce que j'ai nomme dans mon court texte adressé à Gustinvil l'événement » qui reste à obtenir une plus grande conceptualisation. Ainsi dit, l'événement traduit une tension qui, elle-même, porte une temporalité paradoxale : celle du passé mis en question de manière non radicale, et celle de l'avenir annoncé qui est aussi gros du passé. Temporalité paradoxale qui est aussi temporalité pervertie. Autrement dit, c'est le présent qui est en jeu dans l'événement, en conséquence c'est l'écriture de l'histoire qui devient problématique. Toutefois, cette tension ou cette crise phénoménologique s'enracine dans un passé ou dans une profondeur abyssale débouchant sur ce que je nomme avec le phénoménologue belge Marc Richir, le « passé sauvage », c'est-à-dire un « passé immémorial » (Levinas) qui serait celui du mythe. Or que nous dit le mythe ? Il exprime le temps de la fondation, le temps d'avant-le-temps, le temps de l'indistinction (Glissant). Plus précisément ce passé mythique exprime le passage du « Chaos » ou tout harmonieux qu'est le Cosmos. En même temps, cette considération myhtico-phénoménologique me montre que le présent historique, celui de l'action politique, est toujours en prise ou sous l'emprise de ce passé où le chaos ne fut jamais résorbé entièrement, et qui le fait fuir constamment (n'est pas là le problème que posent les « lignes de fuite » deleuzienne pour la politique qui ne serait pas seulement « micro-politique »). Ce reste « sauvage » n'ayant pas subi la rigueur, la durée ou l'endurance de l' « institution symbolique » avec laquelle l'action se lie risque constamment de reconduire la situation pré-politique du chaos au cœur de la « société civile » (selon le sens que le concept reçoit chez Hobbes). N'est- ce pas là le cadre intéressant pour comprendre la société haïtienne dans son histoire sociale et politique faite de « mouvements » et surtout d'une pratique importante d'informel que je comprends comme le procès d'évitement de la formalisation officielle.

Pour moi, l'informel comme dynamique socio-politique, économique et juridique, témoigne de la vivacité de ce « reste » qui n'a jamais été formalisé ou contenu dans la forme de socialité promue jusque-là depuis l'expérience esclavagiste, marquée par la pratique généralisée et inouïe de la violence et de l'évitement des lois d'organisation de la colonie. Note que la colonie fut le lieu d'une exceptionnalité politique au profit d'une appétence économique, caractérisée par le profit outrancier.

Ce reste, fait de violence ou d'hybris, de mise hors jeu des institutions d'héritages africains ou indiens, a créé les conditions pour que le social porte à ses « bords » un dehors -peut-être est-ce là le vrai sens du « pays en-dehors »-, qui force les contours institutionnels pour se déployer.

Du point de vue politique, l'action, tout en s'installant dans cette nuit mythique, se veut une pratique formelle ou formalisée. Cependant, la récupération intellectualiste très souvent subie par les « mouvements sociaux » les enferme dans leur débordement « révolutionnaire », en ce que les « intellectuels » ou les « élites » haïtiennes se constituent en « amortisseuses », ou en « container » qui contiennent l'irruption volcanique, le mouvement sismique des exigences ou revendications.

Voilà, succinctement, ce qu'il est possible de lire de l'histoire d'Haïti au regard de cette phénoménologie de l'action. Puisqu'on sait que le commencement est l'autre nom d'une la fin qui est toujours « une » fin. Puisque finir est autrement dit commencer, espérons qu'un tel cadre puisse susciter le débat sur d'autres horizons théoriques et désentraver la « question haïtienne » du paradigme de la colonialité, du développementisme, etc.

en plus que nous serons plus en mesure de penser la recrudescence des dictatures, l'impétuosité de l'existence haïtienne qui a surpris tout le monde quelques jours après le séisme, le difficile avènement de la démocratie qu'il faut prendre, non dans le sens généralement soutenu du « manque de maturité du peuple haïtien », mais dans l'incapacité conceptuelle d'une intelligentsia qui ne sait pas encore ce que gouverner veut dire, qui ne voit que la puissance « sauvage » à l’œuvre dans la société tout en étant incapable de l'orienter, de la diriger. A cette puissance qui n'a rien de maléfique, puisqu'il y va de notre enracinement anthropologique dans l'abîme mythique et ontologique, l'élite haïtienne ne parvient à donner sens, parce qu'elle est prise sous le charme de ce « reste » sauve qu'elle reproduit du haut du pouvoir.

 

Cordialement,

 

Edelyn Dorismond

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