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12 décembre 2011 1 12 /12 /décembre /2011 12:32

 



« Une lecture critique de «Fragment sur la Patience et la Constance» d’Edelyn Dorismond


On connaît la capacité de notre ami à déclencher le vol de la pensée, comme si le déploiement de toute pensée était à l’état latent, toujours en mouvement interne tout en cherchant un support externe. Cependant, il est parfois bon de ralentir son vol, en vue de questionner sa consistance et son socle pour mieux le pousser jusqu’à son déploiement où il s’épuiserait dans une situation-limite, mais toujours possible, car faisant partie du champ du vécu humain.
Dans ce qui suit, nous mettrons à l’épreuve sa «phénoménologie de la patience». Entre ce qu’il dit sur la «constance» comme «travail de soi sur soi» et la patience, nous instituons un sujet invisible pour mieux voir jusqu’où «la patience est toujours patience d’heur», comme il l’affirme.
A vous lire, je me demande comment serait-il possible de saisir le sujet invisible tel qu'il est présenté à toute conscience critique et malheureuse par Ralph Ellison dans son roman de 600 pages publié en 1952 sous le titre évocateur de Invisible man. En lisant ce roman avec patience du début à la fin, on ne peut s'empêcher de se demander à quel point il lui serait possible de créer une zone d'attente qui protégerait son moi intime tout en sachant qu'il est invisible du fait même de son absolue visibilité. Pris dans le vertige du temps comme temps surplombant et destructeur, il ne peut faire l’expérience en fin de compte que toute altérité est trahie par la logique instituée conformément au régime d’invisibilité et selon lequel le sujet pourrait se demander s'il n'est pas un pantin de l'histoire sur laquelle il est quasiment impossible d'inscrire son nom. Ainsi la lutte devient une lutte contre son propre moi empoisonné et emprisonné par la logique globale de la société. Se libérer risque de devenir donc une gageure.
En lisant Ellison, il faut bien poser / se poser la question suivante: jusqu'où la relation à soi est-elle possible en tant qu’elle est constamment fissurée au risque de miner pour ainsi dire, l’estime de soi? Comment parler de la «constance » en vos termes : «La constance est une relation à soi. Le constant tient à privilégier un rapport à soi où tous les autres viennent à se greffer », en tenant compte de telles expériences de domination et de mépris. Comment éviter donc de devenir invisible à soi-même? Quoique l’homme invisible soit défini de prime abord par rapport aux autres, car il est intégré dans l’univers discursif et normatif caractérisant le mouvement de la société qui le tue par « une sorte de mort sans pendaison, une mort vivante», (Ellison, 1969 : 600) son invisibilité ne peut être que le produit d’un imaginaire sécrété par un mécanisme spécifique. Ainsi peut-on lire dès le prologue : «je suis un homme qu’on ne voit pas […] Je suis invisible, comprenez bien simplement parce que les gens refusent de me voir. Quand ils s’approchent de moi, les gens ne voient que mon environnement, eux-mêmes, ou des fantasmes de leur imagination -en fait, tout et n’importe quoi, sauf moi. »(Ibid. :35) Dans cette quête de soi contre les invisibilités, il faut dire justement que l'invisibilité devient un lourd fardeau à porter en mettant le sujet hors de l'histoire, du moins telle qu'elle est faite et imposée en tant qu'histoire des vainqueurs. Étant « en dehors du temps historique » (Ibid. :471), le noir devient dans cette société américaine encore empêtrée dans l'esclavage, un mort absolu, ce qui n'est pas sans lien avec ce que dit Arendt sur la désolation. Toute sa conquête devient celle d’une exigence en vue d’inscrire l’égalité dans les comptes, dans un langage ranciérien, je dirais, pour réclamer «le compte des incomptés ». Néanmoins, elle doit être substantiellement liée à un effort de libération intérieure pour mieux déplacer cet imaginaire en le rendant moins consistant, bref attaquer le socle sur lequel il s’enracine. Mais comment ?
Si toute vie, tout rapport à soi se déploie dans une temporalité, il est aussi vrai que le sujet peut subir la violence extrême de cette dernière, mais comment échapper au poids du temps ? Ou comment donc le subir ? Si comme vous le dites : « Le patient est celui qui subit le temps qui, en voulant satisfaire Lamartine, semble suspendre son vol, mais pour déposer dans l’attente du patient un poids, des fois, vécu dans l’intolérable attente de quelque chose qui devait arriver, qui est déjà en retard dans son a-vénementialité» , mais cela est-il possible lorsqu’il est hors du temps historique, lorsque sa vie est épuisée dans l’a-temporalité qui serait la loi même de son existence ? Que faire, comment agir ou disons jusqu’où peut-il agir ?, sachant que toute action est travaillée par une altérité, lorsque l’invisibilité est imposée comme la loi de partage du monde.
Dans le passage qui suit, l’auteur semble nous donner un tuyau pour déplacer la question sur le rapport entre constance et patience, afin de mieux montrer à quel point le sujet est pris dans un temps historique vertigineux. Conscient de l'invisibilité, Ellison (qui est lui-même un Noir) fait faire au personnage principal (et anonyme), le héros partant vers la conquête de la visibilité comme tentative constante d'inscription de sa présence au monde, non pas comme une présence muette, mais parlante, critique et revendicative en créant l’ouverture du champ des possibles, une critique radicale sur l’écriture même de l’histoire et son rapport avec l’individu-invisible. En parlant des invisibles il dit ce qui suit: «oiseaux de passage trop obscurs pour la classification savante, trop silencieux pour les appareils enregistreurs des sons les plus sensibles; de nature trop ambigüe pour les mots les plus aigus et trop éloignés des centres des décisions historiques, ou même applaudir à la signature des documents historiques ? Nous qui n’avons pas écrit de romans, pas d’histoire ni aucun livre. Que dire de nous ? » (p. 470)
Avec bien sûr des différences, nous pourrions dire que ce «nous » dans une certaine mesure renverrait aujourd’hui à la réalité des sociétés «post esclavagistes» héritant (adoptant ?) l’imaginaire colonial avant de pérenniser sous d’autres formes les rapports coloniaux. Ainsi comment parler du paysan-populaire dans une société où la paysannerie est perçue comme une identité qui ferait partie de l’héritage patrimonial transmissible de père en fils, tout en sachant que sa vie s’épuise dans son pacte éternel avec la terre en travaillant au profit d’un État exterminateur et d’une société au sein de laquelle sa place est définie avant même sa naissance?
Cette lecture qui se veut critique s’inscrit dans l’attention portée aux écrits de l’auteur. Si elle déborde dans une certaine mesure le cadre du texte qu’elle prend pour objet tout en conservant son fond, elle n’est pas toutefois sans lien avec ses questions sous-jacentes et les conversations antérieures. Les questions posées ici ne constituent qu’une invitation à déplacer le regard vers d’autres cernes. C’est une façon de dire que je me les pose aussi.

CAMILUS, Adler »

 

 

Mon cher Adler,

 

J'ai toujours la satisfaction de lire tes remarques, s objections, en plus de la manière rigoureuse et exigeante avec laquelle tu poses les questions. Ce texte en témoigne...

S'il est vrai en tentant de produire une conception phénoménologique de la « patience et de la constance », je n'ai pas fait référence aux « structures sociales » de dominations ou aux conditions socio-économiques et politiques de la patience, c'est que j'avais eu le souci de restituer à la patience comme expérience subjective une « intentionnalité » dont l'absence d'une sociologie politique de la patience n'enlève pas la pertinence. Et je veux en prendre pour preuve ta lecture de l'Homme Invisible d'Ellison, où je ferai voir l'expérience de la tension qui est fondamentalement expérience de la temporalité prise dans les bornes du passé et de l'avenir, comme le présuppose, à son tour, l'expérience de la reconnaissance que suscite l' « invisibilisation ».

Tu fais référence à « une zone d'attente qui protégerait du moi intime tout en sachant qu'il est invisible du fait même de son absolue visibilité »: Que tu le saches, il n'y a de patience que dans l'expérience de l'altérité. Par ailleurs, si l'autre reste l'une des conditions de patience, il n'en est pas la face subjective ; donc une phénoménologie de la patiencve en saurait le mettre qu'en retrait (mis entre parenthèses, tout en reconnaissant son importance). Et c'est là que j'ai posé mon angle de vue : celui qui se patiente ou s'impatiente en même temps, fais l'expérience de la souffrance au même titre, dans la même structure temporelle que celui qui souffre de l'invisibilisation.

En effet, l'expérience d'invisibilisation implique une « quête de soi », comme tu le dis assez bien, mais aussi une perte de soi. La question pour moi est celle de savoir d'où est venu à l'homme invisible le sentiment de la quête de soi, si son soi est perdu ? Selon moi, il n'y a jamais de perte absolue de soi qui rendrait impossible la quête de soi. Certes, il est possible de retrouver aussi dans la société des « normes » en vigueur dans lesquelles on inscrit les revendications du « soi », celles des droits de l'homme, par exemple. Mais quand l'institution même des normes institue des « hommes » en « biens meubles », quand ces hommes ne sont pas « reconnus » comme des hommes d'où leur vient-il la « force » d'espérer, de lutter ? Il y a dans cette question à la fois une critique de ceux qui pensent que les normes permettent de revendiquer des « droits » ou « privilèges », aussi bien une possibilité de penser une « éthicité de la vie », selon Michel Henry, en posant la vie non dans sa naturalité, mais dans son éthicité, c'est-à-dire intégrer une axiologique en-deçà même du biologique. Alors, le sujet ou la subjectivité n'est jamais en ce sens couvert de la tête au pied par le système réifiant, de manière à être incapable de se révolter, de produire une critique sournoise des conditions de sa douleur ou souffrance.

C'est à ce niveau d'après moi que tu pourrais comprendre ma position. La patience est une expérience de la douleur. Comme la douleur est une expérience de la patience : n'est-ce pas, dit-on, que la patience est amère...?La patience est une sorte de l'expérience de l'amertume... Cela peut paraître contradictoire avec le passage que tu as relevé de mon texte : « la patience est toujours patience d'heur ». Il faut justement avoir souffert pour être en patience du moment qui annoncera la fin de la souffrance ; peut-être la joie, la délivrance ! Donc ici la patience permet de mettre à nue la structure transcendantale de l'expérience de la souffrance qui est dans les tous cas souffrances subjectives, portées dans la chair propre d'une consciences toujours en prise avec les structures sociales, historiques, avec une temporalité propre à la société ou à l'histoire Toutefois, la conscience n'est jamais réductible à ces structures auxquelles elle résiste. La phénoménologie de la patience et de la constance permet de dégager la dynamique transcendantale qui traverse la conscience souffrante dans la patience, dans l'attente ou la lutte d'un changement en même temps qu'elle fait l'expérience de la dénégation de sa dignité, de son caractère irréductible au « système des objets. »

Selon cet angle de vue, je ne partage pas tout de cette lecture « pessimiste » d'Ellison aussi bien la perspective que tu proposes : « dans le passage qui suit, l'auteur semble nous donner un tuyau pour déplacer la question sur le rapport entre constance et patience, afin de mieux montrer à quel point le sujet est pris dans le temps historique vertigineux. » Il n'y a jamais de prise absolue, irrémédiable de l'homme dans les structures. La prise ne saurait être absolue que le moment où l'on commence par la conceptualiser en termes de condamnation, le mot n'est pas de toi, mais ta conclusion implicitement y renvoie (« sa vie s'épuise dans un pacte éternel avec la terre en travaillant ... »). Il faut prendre en exemple, les formes de « marronnage », les formes de créativité ou les formes de déplacement des structures de dominations, d'invisibilisations pour comprendre que l'homme invisibilisé est une « patience », c'est-à-dire une passion, la passion d'une temporalité marquée par une double conscience : « conscience constituée » du flux de souffrance imposé par la temporalité historique, comme tu le reconnais ; « conscience constituante », qui est l'activité de créativité ou de recréation de ce flux par la conscience selon cette éthicité que j'ai mentionnée ci-dessus.

Cela dit, ma conclusion est différente de la tienne: « Le paysan-populaire serait condamné à travailler pour l’État ». Je pense que le paysan, d'abord ne doit pas être confondu au populaire. Sociologiquement, politiquement, économique et culturellement le populaire ne s’identifie pas au paysan et aucune démarche en sciences humaines et sociales ne sauraient les réduire, vu leur intérêt divergent dans l'espace social et politique et économique, en dépit de leur proximité culturelle ou symbolique. Ensuite, le paysan n'est pas condamné, dans la mesure où il a su produire une résistance qui a désarmé l’État dans son entreprise d'enfermement. Donc la patience paysanne, l'autre nom du marronnage de l'intérieur, a su triompher du militarisme étatique. En réalité, ce qui serait intéressant de comprendre ce serait la figure de ce paysan qui a lutté contre les agents de l’État. Qu'est-ce qu'il est devenu, ce paysan qui a abandonné la terre au même titre que l’État?Boat-people ? Le « populaire » des grandes villes d'Haïti ? Celui qui écorche une terre sans substance ?

C'est là que je pense que l'expérience de la patience et de la constance peut conduire : « La patience est celui qui subit le temps qui, en voulant satisfaire Lamartine, semble suspendre son vol, mais pour déposer dans l'attente du patient un poids, des fois, vécu dans l'intolérable attente de quelque chose qui devait arriver, qui est en retard dans son a-vénementialité ». Le paysan est en attente de sa victoire sur l’État, laquelle attente n'est que souffrance d'un événement qui est en retrait sur le temps de la conscience.

En réalité, tu as négligé cette dialectique du temps de la « conscience » et du temps du « monde », du temps de l'histoire comme dirait Ricoeur et du temps du récit. La patience porte la tension de cette double temporalité qui ne saurait trouver un temps d'articulation que dans l'événement. Or cet événement attendu est ce qui rend patient le paysan. La paysannerie est dans l'attente d'une temporalité qui aura à accoucher son rêve : est-ce là le grand intérêt de ton questionnement !

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commentaires

H
Je suis daccord avec vous j'aime votre façon de vous exprimer sa m'enjaille vraiment vous m'intigrer sur votre inteligence si compréhensif
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E
<br /> <br /> Je vous suis reconnaissant pour ces mots encourgeants. Je ne fais qu'essayer de participer à la compréhension de l'ordre complexe des choses.<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> <br />

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